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Ces journalistes qui désertent la presse

Mohamed Aswab
Nombre de journalistes quittent ce métier pour rejoindre les métiers de la communication, et ce pour diverses raisons ©DR
Nombre de journalistes quittent ce métier pour rejoindre les métiers de la communication, et ce pour diverses raisons ©DR
De tout temps, des journalistes ont, à un moment donné, cessé d’exercer les métiers des médias pour intégrer l’univers de la communication. Disons qu'être journaliste, de formation ou de métier, permet d'avoir les compétences qu'il faut pour être un bon communicant et vice versa. Mais avec la crise de Covid-19, et la situation de plus en plus préoccupante dans laquelle se trouve la presse, la migration des journalistes vers la Com’ semble prendre de l’ampleur.

Depuis qu’il a quitté le métier qu’il aime -le journalisme-, Amine est malheureux. La passion pour ce métier (pour le scoop, les infos de première main, les interviews exclusives, le plaisir d’écrire, de contribuer au débat public...) ne l’a jamais quitté. L’entreprise de presse à laquelle il travaillait -un journal quotidien en l’occurrence- ne l’a pas mis à la porte ni fermé ses portes, Amine a fait délibérément le choix de quitter. Et il n’est pas parti chez un média concurrent, il est passé de l’autre côté de la barrière. Il a été recruté par un établissement public comme chargé de Com’. Côté rémunération, le salaire que perçoit Amine aujourd’hui est beaucoup plus motivant, mais il n’est, lui-même, plus motivé comme avant… Il a vécu très mal la transition.

Pour parler à BAB, Amine a opté pour le faux prénom de “Amine”. Il a souhaité garder l’anonymat. De un, son nouvel employeur ne l’aurait pas autorisé à s’exprimer dans un média. Et de deux, de toutes les façons, l’anonymat n’est plus pour lui un choix mais une réalité. Depuis qu’il ne signe plus ses papiers par son nom, il serait devenu, dit-il, un inconnu ! Il a perdu ses contacts depuis qu’il a disparu des radars. Parler à visage découvert ou sous le couvert de l’anonymat n’y changerait pas grand-chose ! 

Attaché corps et âme au métier de journaliste, Amine affirme avoir reçu, du temps où il était encore dans la presse écrite, des offres plus intéressantes en termes de rémunération que celle que la Com’ lui a proposée, mais il a opté pour “le moindre mal”, en intégrant la Com’, histoire de quitter le journalisme tout en restant à côté. Il n’est plus journaliste, mais il continue de traiter avec les journalistes… 

Amine a quitté le journalisme, le gagne-pain, mais le journalisme, la passion, ne l’a jamais quitté. Reste à savoir pourquoi Amine et nombre de ses confrères quittent le métier vers la Com’ en particulier ? 

Des raisons du départ des journalistes

Pour parler des raisons qui l’ont poussé à claquer la porte, Amine ne mâche pas ses mots. Il y a près de 6 ans, journaliste à l’époque, il ne voyait plus de meilleurs horizons. Il n’évoluait plus. Il n’espérait plus rien. Ne rêvait plus. Son salaire stagnait et ne lui suffisait plus, lui qui entre-temps s’est marié et a eu des enfants… Pouvait-il rester là où il est, batailler pour sa passion et espérer mieux ? “Non”, répond-il. Les horizons s’assombrissaient. La précarité dans laquelle se trouvait/e le secteur ne lui permettait plus d’offrir aux acteurs du domaine (journalistes et catégories assimilées) des perspectives de stabilité. Tout était dans le rouge. Les ventes de la presse papier étaient (et le sont toujours) en chute libre (près de 30.000 exemplaires/jour aujourd'hui contre 300.000 il y a près de dix ans). Finie la belle époque. L’élan de la liberté de la presse ayant accompagné le contexte du Mouvement du “20 février” (époque à laquelle Amine a intégré le métier de la presse après de longues années d’études en droit) s’estompait. L’auto-censure s’est installée confortablement. Et la connivence des médias avec des annonceurs s’est occupée du reste. Mieux, la concurrence féroce des médias électroniques a faussé le jeu. Les patrons des entreprises de presse ne voyaient plus, ni estimaient à sa juste valeur l’intérêt, dit-il, des belles plûmes, des grands papiers, des grands reportages, des enquêtes… Les médias parlent désormais un nouveau langage, celui des “vues”, du “buzz”, des GAFA, du nombre de clics… 

“On assiste, de nos jours, à la migration des journalistes issus des médias locaux, nationaux, de la radio, de la télévision et de la presse écrite, vers les métiers de la communication pour devenir: conseiller en communication, porte-parole, attaché de presse, chargé de communication ou, mieux encore, directeur de communication”, souligne Rachida Bouzidi, professeure de la Communication des organisations à la faculté des sciences humaines de Ben M’sik à Casablanca. Et de préciser, dans une contribution: “Pour eux, cet exode leur permet d’avoir un avenir professionnel certain, une évolution de carrière, et surtout les opportunités qu’offre la communication en termes de rémunération, bafouant ainsi leur vocation, leur passion pour le journalisme et surtout leur liberté individuelle, d’expression et de pensée, pour être réduits à de simples exécutants d’ordre et à des moyens de transmission d’informations”.

Rachida Bouzidi, professeure des Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Hassan II de Casablanca ©MAP
Rachida Bouzidi, professeure des Sciences de l’Information et de la Communication à l’Université Hassan II de Casablanca ©MAP

Cerise sur le gâteau, la crise de Covid-19 à partir de mars 2020 est venue conforter Amine dans son choix amer. Il aurait quitté le bateau au bon moment! “La situation est catastrophique”, regrette-t-il. Même son de cloche auprès des différents acteurs de la place: les patrons de la presse, les journalistes, les observateurs de la scène médiatique… A ce titre, le Conseil national de la presse (CNP) a publié un rapport en décembre 2021 alertant sur les difficultés rencontrées par la presse marocaine en temps de Covid-19. L’intervention de l’Etat pour soutenir le secteur est de plus en plus sollicitée. Et là, c’est une autre histoire…

De l’autre côté de la barrière, la Com’ ne souffrirait pas des mêmes problématiques. 

“Le secteur de la presse est en crise depuis quelques années, crise exacerbée par la pandémie et qui explique en partie la reconversion des journalistes dans les métiers de la communication”, souligne Maria Ait Mhamed, présidente de l’Union des Agences Conseil en Communication (UACC). Et crise ou pas crise, “les niveaux de salaires pratiqués dans le secteur de la communication, agences notamment, est plus élevé que celui que l’on observe au niveau des médias. La rémunération plus élevée est un facteur important, mais pas le seul”, souligne-t-elle dans une interview à BAB. 

Pour sa part, Meriem Oudghiri, rédactrice en chef de l’Economiste, estime que le départ des journalistes vers les métiers de la communication est “une tendance qui se dessine déjà depuis quelques années et qui a été particulièrement accentuée par la pandémie. Celle-ci a pesé de tout son poids sur le secteur de la presse avec d’importantes conséquences économiques et sociales”

“Les causes de ces départs sont bien évidemment multiples, selon les trajectoires, les carrières et les personnalités. Par ailleurs, ces changements de métier mettent en exergue les failles de la profession de journaliste d’aujourd’hui avec notamment la précarisation du métier qui accentue l’insécurité, les perspectives limitées d’évolution de carrières, les conditions d’exercice parfois pesantes, les profondes mutations que connaît le métier”, précise-t-elle. 

Meriem Oudghiri, rédactrice en chef de l’Economiste ©DR
Meriem Oudghiri, rédactrice en chef de l’Economiste ©DR

La communication, un métier attrayant 

En plus de la bonne rémunération et de la stabilité que lui offre la Com’, Amine ne nie pas tout intérêt à son nouveau métier. Relations avec les médias, événementiel, accompagnement des journalistes, organisation des opérations de relations publiques, campagne de communication, etc. sont autant de domaines dans lesquels il a fini par retrouver du plaisir. Et la conversion vers la Com’ n’a pas été très difficile pour notre journaliste. C’est ce qui explique, d’ailleurs, le fait que les hommes et femmes des médias soient dans le viseur des communicants. 

“Les journalistes sont à mon avis d’excellents candidats aux métiers de la communication. J’ai pu en côtoyer certains dans le cadre de mes années de métier en agence, et j’ai particulièrement apprécié leur culture générale, leur esprit de synthèse et d’analyse et bien entendu leur talent à l’oral et à l’écrit”, soutient Mme Ait Mhamed, également CEO de “Bonzai Agency”, citant également “les capacités rédactionnelles des journalistes, leurs compétences oratoires, leurs qualités relationnelles, mais aussi leur connaissance du monde des médias et des métiers journalistiques, notamment dans le cadre de la gestion des relations presse et de la gestion de crise”

Maria Ait Mhamed, présidente de l’Union des Agences Conseil en Communication (UACC) ©DR
Maria Ait Mhamed, présidente de l’Union des Agences Conseil en Communication (UACC) ©DR

“Des entreprises ou des organismes préfèrent avoir recours à des journalistes professionnels parce que ces derniers connaissent les attentes des uns et des autres. Dans leur nouveau métier de la “Com”, il est plus aisé pour eux de mieux prévoir les centres d’intérêt, les contraintes des différentes rédactions et de bouclage, de même qu’ils connaissent la ligne éditoriale des médias ou supports auxquels ils s’adressent”, précise Meriem Oudghiri.

Amine & Co. ont les compétences qu’il faut pour mener à bien leurs nouvelles missions. Mieux, ses anciens réflexes de journaliste, il ne les a pas perdus. Il lui arrive même de conseiller à des journalistes, lors d’un événement de presse ou autre, comment écrire leurs articles, l’angle d’attaque, la structure du papier… Il sait ce que veulent ses confrères et eux, sachant qu’il était l’un des leurs, lui font confiance. Que demanderait la Com’ de plus? 

Comme à l’accoutumée lors de l’installation de chaque nouveau gouvernement, le cabinet de Aziz Akhannouch a “dépouillé” les rédactions de leurs meilleurs éléments pour alimenter les cabinets des différents départements ministériels. Certains cabinards retrouvent leur métier après la fin de leur mandat (5 ans), mais d’autres partent à jamais. Ainsi, l’affaire ne se rapporte pas uniquement à un départ lié aux conditions de travail, à la bonne rémunération ou à la situation de crise dans laquelle se trouve le secteur, mais aussi parce que la Com’ préfère recruter parmi les journalistes. Et ce ne sont pas les offres d’emploi qui manquent dans le secteur. De plus en plus d’établissements publics, d’administrations et d’entreprises privées se dotent de structures pour travailler leur communication, leur image, leur réputation… 

Reste à savoir si les journalistes sont “vraiment” convertibles en communicants ? Dans le cas de Amine, il n’est certes plus journaliste, mais il n’a pas cessé de faire du journalisme. Sous un pseudonyme, il écrit pour des journaux comme freelance. Disons que la passion du journalisme est, pour les journalistes, inégalable !