
Très alarmiste pour certains, réaliste et prospectif pour d’autres. Comme au début de chaque nouvelle administration à Washington, la communauté du renseignement américaine a publié son rapport sur l’avenir du monde. Celui destiné à l’actuel locataire de la Maison Blanche, Joe Biden, dresse un tableau particulièrement sombre tellement les défis sont multiples et s’annoncent “extrêmement complexes”.
Du changement climatique à l’innovation technologique qui divise plus qu’elle ne rassemble, en passant par les maladies, les crises financières et autres enjeux démographiques et rivalités géostratégiques, le National Intelligence Council (NIC), qui coordonne une multitude d’agences de renseignements, dresse, dans son ouvrage “Les tendances globales pour 2040: un monde de plus en plus contesté”, une évaluation exhaustive des enjeux qui façonneront les années à venir.
Alarmiste?
D’après ce 7ème rapport quadriennal, les défis mondiaux sont susceptibles de mettre à mal des systèmes de gouvernance déjà fragilisés.
Dans son édition 2008, ledit document prévenait contre l’émergence potentielle d’une pandémie originaire d’Asie de l’Est qui se propagera rapidement dans le reste du monde.
Cette année, il juge que la pandémie du Covid-19, qui a provoqué une crise sanitaire, économique et sociale sans précédent, constitue “la perturbation mondiale la plus importante et la plus singulière depuis la Seconde Guerre mondiale”.
Elle est même l’expression d’un avenir encore plus sombre en perspective, préviennent les auteurs de l’ouvrage de 144 pages qui s’alarment que ces défis risquent d’être exacerbés par un “décalage” entre ce que veulent les sociétés et ce que leurs gouvernements sont capables ou désireux de leur offrir. Quatre “forces structurelles” façonneront l’avenir: la démographie, l’environnement, l’économie et la technologie, indique cette analyse prospective qui tente d’évaluer comment chaque facteur affecte les décisions et détermine les résultats.
Le rapport du NIC, aux accents certes alarmistes, relève ainsi que l’actuelle pandémie de Covid-19 a peut-être déjà accéléré certaines tendances négatives, y compris le sentiment nationaliste et la méfiance vis-à-vis des institutions internationales, tout en entravant les progrès naissants en matière de réduction de la pauvreté et de l’inégalité entre les sexes.
“Le Covid-19 a ébranlé les hypothèses de longue date sur la résilience et l’adaptation et créé de nouvelles incertitudes sur l’économie, la gouvernance, la géopolitique et la technologie”, soutiennent les experts des 18 organisations qui composent la communauté du renseignement, dont l’Agence nationale de la sécurité (NSA) et la C.I.A. Le document, dont les auteurs sont strictement interdits de livrer des recommandations politiques, est censé servir comme une “évaluation des forces et de la dynamique” qui façonnera l’environnement de sécurité internationale dans les années à venir.
Le défi de la Chine
“Nous envisageons une variété de scénarios plausibles pour le monde de 2040 - d’une renaissance démocratique à une transformation de la coopération mondiale stimulée par une tragédie partagée - en fonction de la manière dont ces dynamiques interagissent et des choix humains en cours de route”, écrivent les auteurs de l’évaluation.
“Nous proposons cette analyse avec humilité, sachant qu’invariablement l’avenir se déclinera d’une manière que nous n’avions pas prévue”, écrivent-ils dans ce rapport, qui ne reflète que le point de vue du NIC. Les auteurs prédisent que la concurrence persistera entre la Chine et une coalition occidentale dirigée par les Etats-Unis, même si “aucun Etat n’est susceptible d’être en position d’asseoir sa domination dans toutes les régions ou tous les domaines”.
Ils évoquent aussi un “environnement géopolitique plus propice aux conflits et plus volatile”. Le monde devrait ainsi être de plus en plus “façonné par le défi que pose la Chine envers les États-Unis et le système international dirigé par l’Occident”, avec un plus grand risque de conflit.
Fragmentation croissante et réalité déformée
La politique intérieure est également susceptible de devenir plus controversée, et “aucune région, idéologie ou système de gouvernance ne semble à l’abri”, selon le rapport, qui note également une tendance paradoxale de “fragmentation croissante” au sein de communautés de plus en plus connectées grâce à la technologie, à la facilité des déplacements et du commerce.
“Au fur et à mesure que ces liens s’approfondissent et se répandent, ils sont susceptibles de se fragmenter de plus en plus selon les préférences nationales, culturelles ou politiques”, précise-t-on. “En outre, les gens sont susceptibles de graviter vers les silos d’information émanant d’individus qui partagent des points de vue similaires, renforçant leurs croyances et leur compréhension de la vérité”, selon les auteurs.
Le rapport met par ailleurs l’accent sur l’adoption généralisée de technologies telles que l’intelligence artificielle, qui tout en conférant des avantages évidents à des industries telles que la santé, les transports et l’éducation, peut également s’avérer profondément perturbatrice, estime l’étude.
“La confidentialité et l’anonymat peuvent effectivement disparaître par choix ou décision du gouvernement, car tous les aspects de la vie personnelle et professionnelle sont suivis par des réseaux mondiaux”. “Les médias (…) pourraient déformer davantage la vérité et la réalité, déstabiliser les sociétés à une échelle et à une vitesse qui éclipsent les défis actuels de la désinformation”, font valoir les rédacteurs du rapport.
Adaptation
Les experts du NIC estiment, en conséquence, que les pays qui parviennent à s’adapter au changement - que ces changements soient dus au climat, à la technologie ou à la démographie - prendront immédiatement le dessus.
“Les Etats les plus efficaces sont probablement ceux qui peuvent construire un consensus sociétal et la confiance en faveur d’une action collective sur l’adaptation et mettre à profit l’expertise, les capacités et les relations des acteurs non étatiques pour compléter les capacités étatiques”, relèvent-ils.
Si les défis et les risques sont clairs, seraient-ils pour autant pris en compte par les gouvernements, les institutions mondiales et les sociétés pour amorcer une nouvelle trajectoire? D’aucuns jugent l’enjeu périlleux tellement les États et les sociétés choisissent davantage le repli sur soi et un populisme qui se nourrit d’un discours politique plus toxique que jamais.w