
Grand bruit et des interrogations ! La mise sous mandat de dépôt, le 14 octobre 2018, de cinq généraux-majors a défrayé la chronique, choqué plus d’un et laissé, encore une fois, les Algériens estomaqués, eux qui ne comprennent plus rien à ce remue-ménage dont les desseins sont aussi inavouables qu’inavoués, surtout à la veille d’une échéance électorale déterminante, l’élection présidentielle d’avril 2019.
Il faut dire que l’affaire de limogeage de hauts-gradés parmi les plus influents de l’establishment militaire en Algérie n’a pas encore livré tous ses secrets, alors qu’elle avait provoqué un véritable séisme au sein de l’institution militaire, longtemps considérée “faiseuse de rois”, avec des répliques dans ce qui reste des institutions de l’État.
Force est de constater que si la muette a toujours lavé son linge sale en famille, elle l’a fait, cette fois-ci et pour la première fois, en public. Y a-t-elle été obligée ? Certainement, au regard des derniers développements tumultueux sur la scène politique et au sommet de l’État. D’ailleurs, il suffit de s’arrêter sur les généraux-majors détenus pour comprendre que la décision d’aller jusqu’à l’incarcération résulte d’un compromis qui tient compte aussi bien de l’équilibre des régions que de l’allégeance.
“Des fortunes colossales” montrées du doigt
Relevés de leurs fonctions en août 2018, les généraux-majors Habib Chentouf, Saïd Bey et Abderrazak Chérif, ainsi que le général-major Nouba Menad, ancien commandant de la Gendarmerie nationale et le général-major Boudjemaâ Boudouar, ancien directeur central des finances au ministère de la Défense ont comparu devant le juge d’instruction près le tribunal militaire de Blida. Ils devraient surtout s’expliquer sur les fortunes colossales qu’ils auraient amassées alors qu’ils occupaient des postes sensibles ou stratégiques, selon ce que laissent croire les officiels algériens.
Le remue-ménage avait également touché d’autres hauts cadres de l’armée, dont le général-major Mokdad Benziane, ancien directeur des personnels du ministère de la Défense nationale, ainsi que Abdelghani Hamel, ancien Directeur général de la sûreté nationale et officier supérieur de l’ANP. Le commandant des forces aériennes, celui des forces terrestres et de la défense aérienne du territoire, ainsi que le Secrétaire général du ministère de la Défense ont également été limogés.
Si ce n’est pas la première fois que des généraux, parmi les plus puissants de l’armée, sont traduits devant la justice militaire, jamais cela n’a concerné autant d’officiers supérieurs en même temps, ce qui ajoute encore plus d’opacité au paysage politico-militaire dans un pays où l’Armée a toujours le dernier mot. Trop de non-dits et d’incohérences entourent cette affaire liée immanquablement à la conjoncture politique et aux échéances qui pointent à l’horizon.
D’aucuns estiment, en effet, que ces poursuites judiciaires contre un nombre aussi important de généraux, une première dans les annales de la justice militaire en Algérie, suscitent de nombreuses questions à l’approche de la présidentielle de 2019, marquée par l’incertitude autour de la candidature du président Abdelaziz Bouteflika à un 5e mandat.
Que signifie alors ce mouvement ? Y a-t-il un lien direct entre l’affaire “El Bouchi”, principal accusé dans l’affaire des 701 kg de cocaïne saisie à Oran et l’incarcération de généraux-majors ? A qui profitent ces changements massifs qui prêtent à toutes les interprétations ? Ce sont là autant de questions qui taraudent l’esprit des citoyens lambda qui assistent impuissants à des disgrâces et à ce qui ressemble à des règlements de comptes par procuration. Des questions qui demeureront indubitablement sans réponse face au silence coupable du pouvoir.
Silence complice du narco-Etat
Alors que l’institution militaire a été frappée par un séisme dont les répliques et l’onde de choc ont été ressenties par l’opinion publique, les tenants du pouvoir, eux, ont observé un silence assourdissant. Même pas de réaction officielle. Même pas un murmure !
C’est dire, en effet, que ni la Présidence, ni le ministère de la Justice, ni la Primature, encore moins le ministère de la Défense n’ont jugé utile de communiquer sur une affaire qui relèverait d’une “affaire d’État”. Décidément, ils ne veulent pas assumer ces décisions lourdes de conséquences et cette chasse aux “généraux” dont les tenants et les aboutissants échappent même aux instigateurs. Un silence coupable que rien ne justifie, si ce n’est les répercussions de la cocaïne-gâte qui a révélé au grand jour la “mafiocratie” qui règne au pouvoir en Algérie et qui a transformé le pays en un narco-État avec ses bandes et ses cartels.
Classe politique et acteurs de la société civile sont, ainsi, unanimes à mettre en garde que la remise au-devant de la scène de l’Armée comme prétendant à la reprise en main de la scène politique est une “erreur gravissime” aussi bien pour l’avenir du pays, pris en otage par un régime dans la déroute, que pour l’armée elle-même. Pour eux, rien ne saurait justifier l’intrusion de la grande muette dans le jeu politique, pas même le contexte politique très difficile que vit le pays.
Ils estiment, à ce propos, que le grand chambardement qui s’opère actuellement en Algérie est l’expression d’une “profonde crise du système en entier, qui a atteint le degré d’avilissement, mettant en garde que les tiraillements et les agitations au sein du régime sont tels que la situation politique échappe à tout contrôle”.
D’autres encore soutiennent que ce qui se passe depuis des mois, voire des années, dans le pays est le résultat d’une gouvernance à l’emporte-pièce, voire d’un système qui autorise toutes les dérives et qui se trouve en voie de disparition. Corruption généralisée et passe-droits, affaire des 701 kg de cocaïne, crise à l’Assemblée populaire nationale (…), sont, en effet, autant de scandales à répétition représentant la partie visible de cette monstruosité qui rythme la vie publique d’un pays en faillite.
Aux yeux de l’opinion publique nationale, cette offensive contre de hauts-gradés de l’armée présumés corrompus devrait renforcer Bouteflika dans la perspective du prochain scrutin présidentiel. Qu’il ait l’intention de briguer un 5è mandat ou pas, le président de la République est certain qu’il tirera seul les dividendes d’une opération “mains propres” d’une telle ampleur.
Porosité entre l’argent sale et l’armée
Ce cafouillage devrait également permettre à l’armée de faire le ménage dans ses rangs et de dissiper, en même temps, les inquiétudes des partenaires étrangers de l’Algérie à laquelle, d’ailleurs, ils reprochent une trop grande porosité entre l’argent sale et l’armée.
Faut-il à ce propos rappeler que dès l’éclatement de la cocaïne-gâte, en juin 2018, des observateurs ont même affirmé que les États-Unis suivent avec intérêt ce dossier et pourraient même intervenir pour poursuivre les personnes impliquées dans l’affaire. “Aux États-Unis, il existe une loi qui habilite différents organismes de sécurité dépendants de la CIA de poursuivre toute personne ou État qui utiliserait le dollar américain dans des transactions pour l’achat ou la vente de la cocaïne”, relèvent-ils. Pour preuve, disent-ils, “les Américains ne se sont pas déplacés à Alger juste pour s’informer, car ils ont les noms des vendeurs et des acheteurs ainsi que leurs réseaux, mais pour mettre en garde les autorités algériennes sur le fait que si parmi les personnes impliquées il y avait des officiels, cela aurait des conséquences sur l’État également”.
Certes, officiellement, on n’a fait aucun lien entre l’affaire “El Bouchi” et ces mises sous mandat de dépôt, mais les révélations concernant les liens confirmés de ces officiers supérieurs et leurs progénitures avec le principal accusé dans l’affaire de la cocaïne laissent penser que les tenants du pouvoir auraient été contraints de réagir de la sorte.
Un point de vue que réfutent plusieurs observateurs bien avertis des intrigues du sérail. Ces derniers ne sont guère convaincus que cette opération spectaculaire soit le fruit de “la volonté du président de la République de mettre un terme à la corruption”. Il s’agit là d’un argument fallacieux, puisque, expliquent-ils, “le fléau de l’argent sale a gangrené la société sous la gouvernance de M. Bouteflika d’une façon vertigineuse”. “La corruption s’est développée presque au même taux de croissance que la Chine”, ironisent-ils. Et de s’interroger pourquoi choisir ce timing particulièrement ? Pourquoi à six mois de l’élection présidentielle ? Pour conclure que cette affaire est incontestablement liée à la succession du président Bouteflika et au 5e mandat, arguant que si vraiment il y avait une volonté politique de lutter contre la corruption, les malversations, la mauvaise gestion et les atteintes à la réglementation dans l’octroi des marchés publics, pourquoi ne le faire que maintenant ?
De nombreux Algériens se demandent aussi comment ces hauts gradés ont pu commettre autant de délits durant de longues années sans que le pouvoir ne bouge le petit doigt. C’est dire qu’au-delà des faits pour lesquels ces généraux-majors ont été déférés devant la justice, cette affaire burlesque n’a pas encore révélé toute la vérité. Lutte contre la corruption ? Guerre des clans ? Guerre de succession ? Pressions étrangères ? Sont autant de facteurs qui expliquent le remue-ménage actuel au sommet de l’État et qui, de surcroît, attestent de l’absence d’un consensus sur la gestion de l’après-Bouteflika.
Les rapports de forces au sein du sérail sont telles que certaines “forces occultes” veulent prendre le dessus sur d’autres en les affaiblissant de sorte à ce qu’elles ne puissent plus peser dans la balance. Une chose est pourtant sûre, les interrogations ne résisteront assurément pas au flou entourant cette fin de règne d’un régime, annoncée déjà sous le signe de la déliquescence.