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Quand la rue devient le dernier refuge

Amine Harmach
Les maraudes de Jood permettent de distribuer, deux fois par semaine, plus de 700 repas chauds ©MAP
Les maraudes de Jood permettent de distribuer, deux fois par semaine, plus de 700 repas chauds ©MAP
La nuit, les rues de Casablanca laissent apparaître un monde parallèle et insoupçonnable. Celui des sans-abris, des réfugiés et des immigrés clandestins, des individus que des associations et des bénévoles tentent tant bien que mal de sauver. BAB a accompagné une maraude nocturne de l’association Jood à la rencontre de ces laissés-pour-compte.

Smartphone à la main, bagues dentaires, propre sur lui, visage potelé... Presque rien ne laisse penser que Marouane, 15 ans, est un sans domicile fixe (SDF). Enveloppé dans sa couverture devant la gare de Mohammedia en plein hiver, il vit dans la rue depuis 3 ans.

Certains passants généreux lui donnent de l’argent, d’autres un repas chaud ou une couverture. Ses baskets de marque et sa blouse, qu’il met occasionnellement quand il veut faire une petite escapade, il les a confiés au gardien du coin.

Son histoire? Un classique: “Mon père s’est remarié et m’a jeté à la rue”.

Des personnes comme lui sont légion dans toutes les villes du royaume. Qui devrait s’en occuper?

Les SDF, un phénomène complexe

“Tout le monde. Les citoyens, les autorités publiques, la société civile, les acteurs économiques... Chacun a une part de responsabilité à assumer”, répond Miriam Benzakour, directrice des opérations et de communication de l’association Jood, ONG qui œuvre à réinsérer les SDF dans la vie active (à ne pas confondre avec la Fondation Joud pour le Développement).

Depuis sa création en 2016, l’association a réinséré socialement et professionnellement quelque 441 personnes.

Pour ce faire, l’association leur assure une prise en charge qui dure près de trois mois et comprend l’hébergement d’urgence dans un hôtel (5-10 jours), la prise en charge du loyer d’une chambre, un minimum de meubles, les besoins élémentaires (repas, habits, médicaments…), la formation et l’accompagnement.

À Mohammedia, Marouane, lui, n’évolue pas dans le périmètre d’activité de JOOD qui a, au fil des années, ouvert des antennes à El Jadida et Marrakech (2017) puis à Tanger et Rabat (2019).

Aussi, le profil de Marouane, étant mineur, ne correspond pas à celui des personnes que peut prendre en charge ladite association.

En effet, Jood s’occupe en particulier, explique Mme Benzakour, d’adultes, accidentés de la vie, des personnes ayant été délogées de leur maison ou ayant perdu leur emploi, entre autres circonstances difficiles. Il s’agit d’individus tombés dans la difficulté, mais qui n’ont besoin que d’un petit coup de pouce pour s’en sortir et surtout qui n’ont pas pris goût à la vie dans la rue.

Interrogé sur l’éventualité de travailler en tant qu’apprenti, de se former ou d’intégrer un quelconque établissement dédié aux jeunes sans-abris afin de pouvoir retrouver un train de vie normale, Marouane oppose un niet catégorique.

“J’ai déjà expérimenté la vie dans un refuge pour jeunes à Benslimane qui était encadré par une association. On nous réveillait chaque matin à coups de bâton. Ici, je me lève quand je veux. En plus, je gagne bien ma vie, près de 250 DH par jour grâce à la générosité des gens. C’est nettement mieux que les 50 DH qu’on voulait bien me céder au bout d’une semaine de dur labeur chez un artisan ou un quelconque garage de mécanique”, raconte Marouane qui confie vouloir acheter un nouveau téléphone, le dernier qu’il avait lui ayant été volé. “Ce sera mon 50ème téléphone acheté”, dit-il avec ironie et insouciance, lui qui est addict à son téléphone mais ne consomme aucune drogue, hors des cigarettes.

Mais Marouane veut tout de même sortir un jour de la rue, déclare-t-il. Dans ce sens, il envisage de réunir un petit budget pour lancer un petit commerce de sous-vêtements.

Préparatifs au sein de l’association Jood à Casablanca avant une maraude nocturne ©DR
Préparatifs au sein de l’association Jood à Casablanca avant une maraude nocturne ©DR

Des JOODeurs à la rescousse 

Tous les sans-abris ne sont pas dans la même situation que Marouane.

Pour constater de visu l’ampleur du phénomène, BAB a accompagné des bénévoles de Jood, des JOODeurs, à Casablanca à la rencontre des laissés-pour-compte lors d’une des maraudes nocturnes initiées par l’ONG.

À Casablanca, les maraudes de Jood permettent de distribuer, deux fois par semaine, plus de 700 repas chauds aux sans-abris, outre des vêtements, des couvertures, voire des médicaments.

Au volant, Mehdi Laidi, secrétaire général de Jood et frère de Hind Laidi, fondatrice de l’association, connaît par cœur tous les coins et recoins où se réfugient les SDF. 

La camionnette chargée de sandwichs, de fruits, de yaourts, de bouteilles d’eau et de quelques dizaines de couvertures sent la bonne bouffe. À sa vue, un léger soulagement transparaît sur le visage ébouriffé des habitués. “Merci”, lance cette vieille dame réfugiée dans ses cartons. Une petite lueur d’espoir en l’homme dans ce monde sombre et brutal de la rue. Certains y vivent depuis plus de 10 ans, en solitaire ou en groupe. Il y a même, chose rare, des couples, mari et épouse, qui survivent dans la jungle urbaine.

Yahya n’a que 9 ans. Il vient de Safi et a quitté sa famille, il y a plus de deux ans. Sa nouvelle famille: un groupe de jeunes délinquants qui mendient dans les feux rouges et qui sniffent de la colle, sous le regard “protecteur” de leur chef de meute, un jeune homme connu des bénévoles de Jood puisqu’il a bénéficié pendant un bout de temps d’un programme de réinsertion de JOOD, mais sans grand succès.

“Le projet de vente de café ne m’a pas réussi. Il ne me rapporte pas assez d’argent. Ses charges me revenaient trop chères”, justifie-t-il à Mehdi Laidi.

Selon ce dernier, “certains profils ont du mal à revenir à la vie en société, étant trop habitués à leur train de vie dans la rue marqué par le manque de contraintes et d’encadrement”.

“Des fois, on leur trouve du travail, ils y passent une journée ou une semaine au maximum, mais n’y reviennent plus”, explique-t-il, faisant part d’un grand projet que souhaite lancer JOOD en coopération avec la FNPI (Fédération Nationale des Promoteurs Immobiliers), à savoir un grand centre de formation en métiers liés au BTP et à l’immobilier (électriciens, plombiers, maçons, carreleurs, peintres …) qui pourrait changer la donne et pour lequel l’association cherche un foncier.

Autre projet phare de l’association, le tout premier camion douche au Maroc, en Afrique et dans le monde arabe. Lancé le 2 décembre 2019, ce camion est aménagé et équipé pour permettre à 8 000 SDF par an de se tailler les ongles des mains et des pieds, se brosser les dents, se raser et se coiffer, bénéficier d’une douche chaude à 37°, recevoir une tenue vestimentaire complète, et même de consulter du personnel soignant si nécessaire. Mais cette initiative, tant applaudie par les bénéficiaires, a été suspendue à cause des restrictions sanitaires liées à Covid-19. 

Des réfugiés et immigrés en détresse  

Avant d’arriver à la gare routière d’Oulad Ziane où un grand nombre de SDF et d’immigrés de diverses nationalités sont installés, la camionnette s’arrête dans une rue bondée de réfugiés maliens, tchadiens et soudanais. Leur nombre grandit soudainement quand ils sortent de leur cachette jusqu’à encercler le véhicule de JOOD. Les bénévoles s’affairent pour distribuer ces denrées préparées et fournies par les membres, les donateurs et les partenaires de Jood. Il faut faire vite et ne tendre la main qu’à ceux qui sont vraiment dans le besoin pour livrer la voiture à un autre groupe de bénévoles qui prendra le relai pour couvrir un autre circuit, parmi les cinq circuits de distribution de Jood à Casablanca. Les laissés-pour-compte sont de plus en plus nombreux…

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