
Les cryptomonnaies représentent aujourd'hui un marché de 2.000 milliards de dollars, à peu près la même valeur en bourse du géant de l’informatique américain Apple. Ces nouvelles monnaies ont engendré à cet effet des nouvelles industries (jetons non fongibles, cybermining), introduisant une série d’innovations qui a créé au passage de nombreux “nouveaux riches”.
Les sociétés financières, les banques centrales, les autorités de régulation, les investisseurs et les gouvernements nationaux étudient tous – comme ils sont dorénavant obligés de le faire tout le temps – la manière dont les technologies monétaires basées sur la blockchain changent le monde qui les entoure.
Si plusieurs experts mettent en doute le potentiel grandissime d’une innovation aussi massivement disruptive, et sortent généralement la comparaison saugrenue du Bitcoin avec la “tulipomanie” ou l’engouement néerlandais pour les tulipes dans le début du 16ème siècle, les tulipes sont en plein essor après 400 ans plus tard et font partie intégrante de l’économie néerlandaise. De ce fait, nous n’aurons pas besoin d’attendre aussi longtemps pour voir si le Bitcoin résistera à l’épreuve du temps, car sa croissance et son institutionnalisation suggèrent fortement qu’il est là pour durer longtemps.
Le Bitcoin a 12 ans
Tandis que certaines formes plus anciennes de la cryptomonnaie existent depuis les années 80, la plupart des gens n’ont connu la cryptomonnaie qu’à travers l’évolution fulgurante du Bitcoin. Fondée en 2008 dans des circonstances mystérieuses, cette monnaie purement numérique, sans chef ni gouvernement pour la diriger, est connue par ses tours de montagnes russes aux proportions vertigineuses.
Imaginez quelle serait votre situation financière (et la mienne) si vous aviez acheté pour 1960 dollars, 10 Bitcoins en 2013. Le 1er octobre 2013 très exactement. Ce jour-là, une seule pièce de Bitcoin coûtait environ 196 dollars. Au moment de l’écriture de cet article, un Bitcoin vaut plus de 50 000 dollars, ce qui signifie que votre investissement initial vaudrait désormais plus de 500 000 dollars, l’équivalent d’environ 4 millions et quelques milliers de dirhams! Votre vie serait aujourd’hui radicalement différente grâce à vos nouvelles possibilités financières. Bien sûr, vous auriez dû lâcher l’envie de retenir vos Bitcoins lorsqu’il a atteint 20 000 dollars pour la première fois en 2018, puis il faudrait à nouveau lâcher prise quand il est tombé en dessous de 4000 dollars en 2019.
En tout cas, la furie du Bitcoin continue. La finance traditionnelle prend désormais cette monnaie très au sérieux et commence à y placer ses économies. Même si cette finance ne nie pas l’importance des cryptomonnaies, certains pays ne les considèrent pas comme les bienvenues dans leur système financier. C’est le cas du Maroc.
Les bitcoiners marocains dans l’ombre
“L’interdiction était une réaction démesurée contre l’usage des cryptomonnaies. Une interdiction qui reste très contestable juridiquement en l’absence de textes de loi clairs qui interdisent l’usage de ces cryptomonnaies”, indique Badr Bellaj, co-fondateur de l’entreprise technologique Mchain.
En 2017, ajoute cet expert marocain, l’interdiction pouvait être compréhensible dans le sens où les cryptos étaient un nouvel entrant à la scène financière, dont les autorités se méfiait et espérait qu’il s’agissait d’une simple “hype” ou bruit qui disparaîtra et que le Bitcoin va valoir “0” dans quelques années.
“Sauf que 4 ans plus tard ces cryptomonnaies ont confirmé leur réussite et leur menace à la finance classique en se présentant comme une alternative fiable pour l’investissement ou pour l’usage comme monnaie”, souligne Bellaj dans un entretien à BAB, affirmant qu’“à l’échelle nationale comme à l’échelle internationale, l’adoption et l’usage n’a cessé de s’étendre au point que des institutions financières ou entreprises privées comme paypal ou Tesla ont rejoint la vague avec des investissements colossaux. Tesla a elle seule a investi 1,5 milliard de dollars”.
Donc pour Bellaj, il faut revoir l’ancienne décision et opter pour une autorisation régulée de l’usage de ces cryptomonnaies et penser à des schémas qui vont faire bénéficier l’État. En outre, l’expert donne l’exemple suivant: “l’État peut attribuer des licences à des opérateurs ou des marchés de cryptomonnaies avec une taxation spéciale”.
Par ailleurs, l’interdiction ne fera que promouvoir l’usage informel qui devant ses intérêts ne respectera jamais la décision des autorités, relève Bellaj, notant que des décisions déjà impossibles à imposer dans un monde où les utilisateurs sont anonymes et aucune autorité n’existe.
Bien que banni au Maroc, l’usage des cryptomonnaies existe de façon illégale. Peu importe qu’on soit un expert ou un novice dans le monde des cryptomonnaies avec une vraie passion pour la technologie, il faut utiliser un VPN pour trader depuis un autre pays qui autorise les Bitcoins.
“Vous ne devriez pas avoir peur d’utiliser le Bitcoin, mais vous devriez plutôt vous familiariser avec son fonctionnement”, explique Alexis Roussel, co-fondateur de la plateforme de trading de cryptomonnaiesbity.com et ancien président du Parti pirate suisse.
Car demain et avec la même facilité par laquelle fonctionne Internet, “un jeune Marocain de 15 ans peut envoyer et recevoir aisément de l’argent à travers son téléphone et participer à la finance mondiale”, précise Roussel dans un entretien à BAB, notant que s’il met un euro à côté aujourd’hui dans sa tirelire, il pourra le faire demain dans son téléphone, peut-être le prêter ou l’épargner bénéficiant ainsi d’outils financiers qui étaient jusqu’à présent accessibles qu’aux grosses entreprises, et d’un coup seront accessibles à tout le monde.
Mais plusieurs défis se dressent face à l’adoption généralisée des cryptos. Notre interlocuteur reste optimiste sur ce sujet. Au-delà des défis et à travers l’histoire des nouvelles technologies, l’expert suisse précise que les pays émergents ont toujours tendance à effectuer un saut technologique (leapfrogging, littéralement “saut de grenouille”), selon lequel un pays peut faire un bond rapide dans le développement économique en tirant parti des innovations technologiques. Le Maroc peut bénéficier d’un rattrapage en utilisant directement un système de transaction qui a été développé étant plus abordable et robuste dans le futur, et ce après la transformation des usages d’utilisation dans la société. En effet, tout le monde va s’approprier à un moment donné le Bitcoin comme c’est le cas pour la technologie Internet.
Bitcoin, le remède contre les crises
“Les pays qui interdisent activement à leurs citoyens d’utiliser des cryptomonnaies seront les plus durement touchés par l’effondrement des systèmes monétaires mondiaux”, soutient Patrick van der Meijde, co-fondateur de Bitkassa, une institution financière à Arnhem aux Pays-Bas. Si la législation sur les cryptomonnaies est “douloureuse et difficile” dans à peu près tous les pays, soutient cet entrepreneur néerlandais, notant cependant que les Pays-Bas autorisent à posséder des crypto-monnaies, tandis que pour les dirigeants des entreprises qui effectuent des transactions en cryptos, les choses se compliquent.
Affirmant que les Pays-Bas disposent probablement l’un des pourcentages les plus élevés de citoyens possédant des bitcoins dans le monde, Van der Meijde précise que la plupart des détenteurs de cryptomonnaies sont des spéculateurs qui parient sur l’augmentation de sa valeur. Ainsi, “très peu de gens l’utilisent réellement pour les transactions quotidiennes car les systèmes de paiement bancaires courants fonctionnent très bien et il y a trop peu d’incitation à ne pas simplement les utiliser”, explique-t-il dans un entretien à BAB. Interrogé sur l’avenir du Bitcoin, l’expert néerlandais voit toujours un brillant avenir, car les systèmes monétaires sont actuellement soumis à un “stress énorme“, notant que les banques centrales créent d’énormes quantités d’argent frais qui finiront par provoquer l’inflation.
Le bitcoin n’est qu’un simple code illusoire
Mais pour certains experts, il ne faut pas trop s’emballer sur la question et prendre part de la frénésie qui entoure le Bitcoin.
“Les cryptomonnaies ne sont, factuellement et juridiquement, rien. Elles sont créées, conservées et transférées uniquement grâce à des technologies cryptographiques”, explique Carlo Lombardini, avocat au barreau de Genève.
Décrivant le Bitcoin comme étant dangereux dans le monde entier, ce professeur associé à l’Université de Lausanne suggère dans un entretien à BAB qu’il faut protéger les particuliers ayant le désir de devenir riches très facilement grâce aux cryptomonnaies.
Selon cet auteur de plusieurs livres en droit bancaire, les autorités devraient en tous les cas établir une cartographie de ce qui se passe et exposer clairement aux particuliers les risques réels qu’ils courent en se dessaisissant de leur fonds contre un rien.
“L’État ne peut rester indifférent à un phénomène qui suscite un engouement irrationnel, souvent alimenté sans esprit critique par les médias et dont le résultat est que le citoyen, ignorant des risques qu’il encourt, se sépare de ses économies pour acquérir un code informatique totalement inutile, hormis s’il arrive à la revendre à quelqu’un d’autre”, défend-t-il.
Interrogé sur l’avenir du Bitcoin, le juriste suisso-italien note qu’un défaut au niveau de la technologie cryptographique employée “ferait définitivement disparaître ce qui n’a en réalité au mieux qu’une existence très évanescente”.
L’impact environnemental des cryptomonnaies
Alors éden financier ou une forme moderne d’une pyramide de Ponzi? Les opinions sont divergentes et personne ne peut aspirer ouvertement posséder une vérité irréfutable tellement le passé nous a enseigné que les histoires trop belles finissent mal. Toute richesse a une contrepartie, chose que l’on ne voit pas dans le big business du Bitcoin, donnant l’illusion de créer de la valeur partant de rien, au moins sans attache, ni référence, ni valeur fondamentale.
Néanmoins, il existe des coûts cachés de ces cryptos qui consomment environ 0,14% de la consommation mondiale d’électricité totale, selon le site Digiconomist, l’un de ceux qui ont dénoncé ce problème. Cette industrie pourrait toujours s’ajouter à la liste déjà considérable des risques écologiques. “Plus la valeur du bitcoin monte, plus on va installer de machines pour le minage (opération qui consiste à fournir un service au réseau bitcoin) et ainsi plus de consommation d’électricité”, lit-on sur le même site.
Pour le chercheur au CREST (centre de recherche en économie et statistique) de l’École polytechnique, Julien Prat, la technologie de minage de Bitcoin, qui repose sur l’usage intensif de circuits intégrés spécifiquement conçus pour cette tâche, progresse à un taux très rapide.
“C’est un phénomène similaire à la fameuse loi de Moore selon laquelle la puissance de calcul des microprocesseurs double en moyenne tous les deux ans, mais à un rythme encore plus soutenu”, affirme-t-il dans un entretien à BAB, notant que si ce processus devait ralentir, comme c’est probable, les mineurs remplaceront moins souvent leurs machines puisqu’elles deviendront moins rapidement obsolètes.
“Ils pourraient donc dédier une partie plus grande de leurs revenus à la consommation d’électricité, ce qui augmenterait l’empreinte carbone déjà considérable de Bitcoin”, relève ce co-responsable de la chaire “Blockchain & plateformes B2B”, soutenue par Capgemini à l’École polytechnique.
Les réseaux de cryptomonnaies nécessitent dès lors d’énormes quantités d’énergie à cause du processus essentiel de minage. On se pose alors la question comment nier la volonté novatrice et enflammée d’une nouvelle génération qui veut s’octroyer une finance encore sous la maîtrise d’une ancienne génération, partiellement égoïste. Tant de discordes qui nous confient avec justesse le choix de dévisager de quoi produira ce business. Serons-nous témoin d’une véritable révolution de la finance? Ou d’un simple “feu de paille”? Seul l’avenir nous le dira.