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‘‘FPM’’, des figures sémantiques non autorisés

Par Mohamed Aswab
Driss Ajbali, médiateur de la MAP ©MAP
Driss Ajbali, médiateur de la MAP ©MAP
Réalisé par Driss Ajbali, “Figures de la presse marocaine” (FPM), publié récemment par la MAP, est une galerie de portraits des journalistes ayant marqué la scène médiatique. En quoi et pourquoi cette oeuvre est-elle originale et utile ? M. Ajbali répond.

BAB: Commençons par le commencement, comment est venue l’idée de “Figures de la presse marocaine” ?

Driss Ajbali: Fortuitement, tout bonnement fortuitement. 

Nommé médiateur, selon la loi qui régit désormais la MAP, je me suis senti comme projeté dans ce processus de refonte que connaît, depuis une dizaine d’années, l’Agence. La nouvelle loi, dont l’un des articles instaure la fonction de médiateur, est l’une des manifestations de ce remodelage. Et être le premier à remplir cette fonction est, bien entendu, un honneur certes, mais aussi une responsabilité. C’est même un défi. La médiation, dans la presse, est une pratique ancienne et courante dans la plupart des pays avancés et démocratiques. C’est, cependant, quelque chose de nouveau dans une société comme la nôtre. En interne, il y a bien entendu un cahier de charges auquel il faudra se conformer. Le problème, c’est quelle visibilité donner à cette fonction pour ceux, que nous espérons nombreux, qui en seront les usagers. Nous avons considéré que l’un, entre autres, des moyens, c’est de doter le médiateur d’un portail dédié. Celui-ci viserait à provoquer l’interaction et serait un moyen commode et accessible pour les interlocuteurs de la MAP qu’ils soient au Maroc ou à l’étranger. Bien que contrariés par la crise sanitaire, nous avons travaillé sur un concept. En profilant, avec les cadres de l’agence, le cahier de charges du site, nous avons pensé à une rubrique qui rendrait un hommage à quelques figures de la presse marocaine. 

Ce qui, dans un premier temps, ne devait être qu’une bonne et modeste intention prit, peu à peu, de l’ampleur. Khalil Hachimi Idrissi a intuitivement perçu l’importance du projet. A ses yeux, cette matière méritait un livre.

Dès lors, nous avons laissé les ingénieurs travailler sur le site et je me suis attelé, avec la rédaction, à recenser des noms avant de confectionner, un à un, les portraits. Bien que passionnant, c’est un travail pléthorique. Bientôt, la cinquante envisagée au départ deviendra centaine, puis cent cinquante avant qu’on finisse avec les 230 portraits. Il fallait bien s’arrêter un moment. 

D’autant plus que pour les omissions ou même les oubliés, il y avait toujours, dans notre esprit du moins, la possibilité de les rajouter sur le site du médiateur.

Quand fin juillet, le livre est sorti, presque comme un teasing, il a été très bien reçu par la profession. Dans le même temps, et grâce à des plaidoyers de certains confrères, nous avons pris la mesure de la frustration provoquée par l’absence de certains personnages, morts pour la plupart, avec des noms prestigieux comme Mekki Britel, Et-Tayeb Houdaifa, Tahar Belarbi ou des anciens comme Malika Méliani, dite Sayeda Leyla.

Dans une seconde édition, complétée et corrigée, nous avons donc rajouté quarante portraits supplémentaires, ce qui nous ramène à 270 figures dans un livre de 600 pages.

Parlez-nous un peu de la philosophie du livre, la méthodologie de son élaboration, les démarches, les contraintes... 

La philosophie serait un très grand mot. Je parlerais plus volontiers de lignes directrices et de quelques principes que nous avons adoptés préalablement. Le premier, et le principal à mes yeux, c’est celui de traiter tout le monde de manière égalitaire y compris s’agissant de la taille du texte, ce qui était une contrainte. Et mine de rien, pour illustrer le plus parfaitement ce principe égalitaire, c’est le choix des photos. Pour les uns, on pouvait trouver des photos partout et de qualité tandis que pour d’autres, les photos étaient rares et parfois de mauvaise qualité. La photo, pour l’exemple, de Aicha Mekki est quasiment introuvable. On a donc fait le choix d’un traitement égalitaire. (Toutes les photos, bonnes ou mauvaises, seront confiées au talentueux Adnane Jabir qui les restituera esthétiquement, autant possible que cela puisse se faire). 

Le second principe qui s’est imposé par lui-même, c’est le choix de l’exhaustivité. Il s’agissait de n’exclure aucun courant de pensée ni aucun nom, sulfureux soit-il, du moment qu’il est journaliste.

Il y a, enfin, le principe de la subjectivité qui lui-même fut imposé par l’exhaustivité. Le livre, plus qu’une galerie, c’est une chorale. Si ces gens font le même métier, avec ses différents supports, chacun d’eux a un parcours singulier qu’il fallait ressentir et ressortir. De ce point de vue, la titraille fut très importante. Et je tiens à dire que je l’assume pleinement y compris dans ce qu’elle a de “pire”.

Ces principes étant définis, le reste devint un travail collectif. Si j’assume l’intégralité des propos tenus dans le livre, je reste redevable à tous les efforts fournis par les journalistes des rédactions de la MAP, dont vous-même monsieur Aswab. Je dois aussi dire que, pour l’occasion, le confinement fut une aubaine. Dans cette forme de retraite forcée, comme pour les moines, j’ai consacré près de 10 heures, par jour, à l’écriture. Les journalistes qui sont dans ce livre savent ce que l’écriture a comme exigence et en quoi elle est un sacerdoce. Ils sont donc les premiers à pouvoir  mesurer ce qu’une telle œuvre engage comme charge de travail.

En lisant le texte, on sent que vous auriez mis au départ la barre très haute, que vous auriez visé les étoiles pour atteindre “FPM”... Qu’est ce qui a été impossible d’atteindre pour vous ?

Je ne pouvais pas mettre la barre à quel niveau que ce soit pour la simple raison qu’au départ, je n’avais aucune idée sur la dimension colossale du chantier dans lequel je m’engageais. Et heureusement. Si, au départ, je l’avais mesuré, peut-être que cela m’aurait dissuadé et découragé. Mais une fois l’entreprise entamée, le challenge devint excitant et l’aventure captivante. 

Le journalisme marocain est une profession que je fréquente et que je toise depuis une trentaine d’années. Il reste que journaliste n’est pas mon métier. Comme chroniqueur régulier oui, mais je ne suis pas marié avec le journalisme. Tout au plus pacsé. Par ailleurs, si je ne fréquente que de très rares journalistes, je suis un peu familier avec les écrits d’un très grand nombre. Du coup, ce qui pouvait apparaître comme une difficulté se révélera comme un considérable atout. Cela m’a procuré une distance salvatrice. J’ai vu que, dans un tweet, un journaliste s’était plaint, non pas de son portrait, mais du fait que personne ne l’eut contacté. Personnellement, je n’ai jamais contacté personne pour la simple et bonne raison que l’objectif assigné à la démarche n’était pas de faire des bios autorisées. 

Pour échapper au propos convenu et compassé, nous avons fait le choix assumé d’un traitement intimiste, presque impressionniste, ce qui laisse une part importante à l’imagination. Le principe est de crayonner, par petites touches, des figurines sémantiques, chacune avec son angle propre, basées néanmoins, sur des éléments bibliographiques. Dans la galerie des 270 portraits, il y a cependant un fil conducteur, c’est la bienveillance. Pour certains, peu nombreux, s’ils sont légèrement égratignés, c’est non pas pour leur nuire mais pour les restituer dans une exactitude (la mienne) conforme à leurs histoires et à leurs parcours. On aurait pu, tout aussi bien, faire le choix de ne pas les traiter. Cela aurait été considéré, par notre seule conscience, comme une forme de négationnisme. Une manière stalinienne d’effacer leurs images de la photo de famille comme s’ils étaient des enfants indignes. 

Driss Ajbali, médiateur de la MAP ©MAP

Ce qui était, en revanche, impossible vu le temps imparti, c’est de concevoir idéalement le livre en trois sortes de figures: la presse, la radio-télévision, la presse électronique. Il y a aussi toute un livre spécifique à écrire sur les nombreux journalistes marocains qui travaillent dans le monde ou les journalistes d’origine marocaine qui scintillent dans le firmament de grands médias comme Ali Badou, Karim Rissouli ou Rachid Mbarki. Loin d’être achevé, ce travail pourra se poursuivre sur le futur site du médiateur de la MAP.  

 

“FPM” est venu nous rappeler le fait que ceux et celles qui, en quelque sorte, essaient au quotidien de nous faire comprendre qui nous sommes et qui nous devrions être, ne sont pas très connus. Qu’en dites-vous ? 

Parler du journalisme marocain en général et du journaliste marocain en particulier, c’est comme traverser un désert avec très peu d’eau. Je veux dire par là qu’il y a très peu de références dans ce domaine et encore moins de travaux académiques. C’est là une difficulté qu’il fallait surmonter. Sur Internet, on trouve quelques études sur les médias ou sur des expériences éditoriales marocaines. Elles sont presque toutes d’origine étrangère, avec à la clé des financements dispensés par des ONG allemandes ou des financements européens. Ce qui est remarquable, c’est que sous couvert d’académisme, ces travaux sont généralement, à mes yeux du moins, entachés par un parti-pris défavorable. Une fois le vernis scientifique fissuré, on détecte l’intention malveillante. C’est dire, et c’est une première proposition, qu’il faut encourager, à l’avenir, les travaux de recherches et d’études dans ce domaine. Les écoles de journalisme et les Universités marocaines peuvent constituer les pépinières idéales pour favoriser ce type de travaux. Il faut encourager les étudiants à faire des sujets de mémoire ou de thèses de doctorats dans ce domaine.

Exception faite de rares livres comme celui de Abdellah Bensmain, le journaliste marocain parle de tous les sujets mais lui n’est jamais un sujet. Personne ne parle de lui, en mal ou en bien. Lors de la sortie du livre, j’étais stupéfié par l’engouement manifesté par plusieurs journalistes de renom qui, contents de figurer dans la galerie, ont exprimé, avec enthousiasme, leur gratitude comme s’ils avaient reçu une médaille honorifique. Il y avait là, manifestement, l’expression d’un besoin de reconnaissance. Un besoin de considération. Être journaliste, c’est un statut. C’est une fonction à fort capital symbolique qui, normalement, doit être au cœur du fonctionnement démocratique d’une société. Au Maroc, tout laisse penser qu’il y a  un délabrement d’un secteur qui croule sous les coups de boutoir des mutations technologiques. Le passage de Gutenberg à Zuckerberg est une phase difficile pour la presse papier, ce à quoi il faut ajouter les effets dévastateurs de la crise sanitaire. Cela a pour conséquence une forme de dévalorisation d’un métier propice au narcissisme. 

 

Vous consacrez une grande partie de votre introduction, pour ne pas dire la partie la plus grande, à l’expérience de “Le Journal“. Pourquoi ? 

Dans un élan nombriliste, compréhensible et légitime, chacun a parlé de son portrait. Personne, jusqu’ici, n’a parlé de l’introduction. Il y a, dans une trentaine de pages, une tentative de camper sommairement l’histoire du journalisme marocain, et ce depuis l’indépendance. Et bien que je ne sois pas historien, j’ai identifié distinctement trois périodes. Une première qui s’étale, grosso modo, de 1959 à 1990 où on assiste à la juxtaposition d’une presse partisane et une presse officielle. Ce qui est remarquable, c’est que la plupart de ces titres, nés dans cette période, le furent autour de personnalités politiques qui ont marqué l’histoire contemporaine de notre pays. La seconde période tient dans une décennie, entre 1990 et 1999. Cette fois-ci, avec l’émergence d’une presse privée, l’essentiel des titres vont apparaître sous la férule de personnalités principalement journalistiques. La dernière étape, c’est celle dont nous vivons encore aujourd’hui les soubresauts. Elle démarre dans les années 2000, avec un développement sans précédent de titres, en arabe ou en français. Le secteur devint subitement un domaine où il sera possible de faire rapidement fortune, ce qui était inconcevable autrefois. Il suffit de voir le cas de la cession de Tel Quel ou de se pencher sur le cas d’un titre comme “Al Massae”. Dans le même temps, il y a le bouleversement provoqué par la presse 2.0 qui a enrégimenté toute une pléiade de nouveaux talents, plus habitués à la souris qu’à la plume. Cette intro est un document à verser dans le dossier de la presse marocaine qui a besoin d’un débat. Celui-ci est nécessaire, voire vital. Notre pays en a un urgent besoin.

Si je me suis longuement attardé sur l’aventure du “Le Journal”, c’est pour mieux souligner en quoi cette expérience éditoriale a constitué un point de rupture dans la maturation historique du journalisme marocain. L’hebdomadaire, “Le Journal” aurait pu être un grand titre dont le Maroc a un impérieux besoin. Pour des raisons dont les ressorts demeurent, à nos jours, énigmatiques, l’équipe dirigeante empruntera le chemin d’une féroce radicalité qui finira par se transformer en une équipée sauvage. Cette expérience éditoriale, qui a duré une dizaine d’années, continue, jusqu’à présent, de bénéficier d’un halo de gloire, une forme de mythologie entretenue particulièrement par les fondateurs et collaborateurs du titre et qui, pour la plupart, vivent aujourd’hui à l’étranger. Or, il y a un fait établi et incontestable : avant de devenir une écurie de chasse à courre, Le journal, il ne faut surtout pas l’oublier, n’aurait jamais pu avoir l’essor qu’il eut au début sans le soutien de la Cour. 

 

“FPM” a été hautement salué par les hommes et les femmes du métier, mais il a aussi fait l’objet de critiques (erreurs, omissions, imprécisions, manque de concertation...). Que répondez-vous à cela ?

S’il y a un point dont je ne suis pas peu fier, c’est l’enthousiasme provoqué par le livre. Outre qu’il m’a un peu surpris, c’est le plus savoureux des réconforts et la meilleure récompense pour l’effort. Les journalistes dont le métier c’est d’écrire ont intuitivement mesuré, outre l’originalité de la démarche, la masse de travail que cela a supposée. Toutes les réactions convergent dans le même sens et appuient, tout particulièrement, sur le caractère inédit de la démarche qui, à leurs yeux, restera dans les annales. De grands professionnels ont souligné que cette initiative n’a pas de précédant ni dans le Maghreb ni dans le monde arabe. 

Driss Ajbali, médiateur de la MAP ©MAP

La direction de la MAP a été destinataire de plusieurs félicitations. J’ai eu moi-même droit à beaucoup d’éloges. Un journaliste m’a écrit qu’il en connaît qui paieraient pour être dans le livre. Parmi les réactions qui m’ont le plus touchées, il y a les mots de la chevronnée Nadia Salah adressés à Khalil Hachimi Idrissi “C’est un travail colossal fait avec dévouement…ce n’est pas trop dire qu’il restera dans l’histoire. Et ce n’est pas rien de le souligner. Ces hommes et ces femmes ont fait le job, comme disent les GI’s. Ce ne sont ni des héros ni des diables, des humains, juste des humains débordants d’amour pour ce pays”. Que veut le peuple ? Il y a aussi des réactions incongrues. Croyant bien faire, une personnalité en vue, qui après avoir loué le livre qu’elle a trouvé excellent, regretta que l’initiative revienne à la MAP. Décidément, les préjugés ont la peau dure. C’est oublier que, depuis dix ans, la MAP est en chantier et que le médiateur et son livre s’inscrivent dans le prolongement de cette modernisation. Einstein eut bien raison de dire qu’“il est plus facile de désintégrer un atome que de vaincre un préjugé”.  

Pour en venir aux critiques à proprement parler et en attendant la nouvelle édition, il y a eu jusqu’à présent, publiquement du moins, deux critiques qui s’apparentent plutôt à des réquisitoires. Des coups de sang en somme. Des réactions intempestives, éruptives, alors que ces contempteurs figurent dans la galerie et sont bien traités. Ici le mot de Talleyrand s’impose : “tout ce qui est excessif est insignifiant”. 

Le plus important et le plus constructif, ce sont les remarques qui nous furent adressées, le plus souvent mezza voce, attirant ainsi notre attention sur tel point ou telle négligence, omission ou erreur factuelle. Toutes ces remarques ont été prises en compte et intégrées dans la prochaine édition. Enfin, il n’y a pas lieu d’oublier tous ceux qui n’ont rien dit. 

Dernier mot sur le manque de concertation. Je ne vois pas comment et sur quelle base il fallait se concerter. Et surtout avec qui ? La concertation, la seule qui vaille, c’est celle qu’on a exercée au sein de la MAP entre les différents services impliqués dans l’aventure. Et là, nulle cacophonie. On pourrait même parler d’harmonie.