
Limogeages, interpellations et poursuites judiciaires: les affaires de harcèlement sexuel dans le milieu universitaire semblent prendre une tournure sérieuse, plus heureuse que prévu, pour les plaignantes. Du jamais vu dans ce genre d’affaires qui étaient ordinairement classées sans suite faute de preuves ou à cause du désistement des victimes. L’ampleur des “scandales” de Settat, Oujda et Tanger qui ont éclaté à quelques jours d’intervalles et fait tache d’huile sur la toile, a été, pour beaucoup, inédite dans ses mesures.
Sans jeu de mot, “Settatgate”, révélée en décembre 2021, a fait cas d’école en la matière parce qu’elle a lancé l’alerte et brisé l’omerta sur la question. Les témoignages en cascade des étudiantes de l’université contre leurs professeurs/maîtres chanteurs, étayés de “sextos” et d’enregistrements audio plus choquants les uns que les autres, ont déclenché une immense vague d’indignation et de solidarité qui a libéré la parole. Comme une traînée de poudre, les “scandales” se sont enchaînés dans différentes régions du Maroc: ENCG d’Oujda, Ecole Roi Fahd de traduction à Tanger, pour ne citer que ces deux cas qui ont donné lieu à des procès… Il n’en fallait pas plus pour que la bombe “sexe contre bonnes notes” explose et pour que la justice sévisse. Avec fermeté, à en juger par la peine de deux ans de prison ferme prononcée en appel contre l’un des cinq enseignants de Settat mis en cause, et les lourdes charges retenues contre les quatre autres prévenus: “attentat à la pudeur avec violence et harcèlement sexuel”, “incitation à la débauche et discrimination fondée sur le sexe” et “violence contre des femmes”.
Autre fait inédit dans ce type d’affaires: le doyen de la faculté des sciences juridiques, économiques et sociales de l’Université Hassan 1er à Settat, Najib Hajoui, a demandé fin novembre à ce qu’il soit relevé de ses fonctions. Sa démission a été acceptée le 02 janvier par le Chef du gouvernement.
Le ministère de l’Enseignement supérieur, de la Recherche scientifique et de l’Innovation, est entré en ligne en décrétant la “tolérance zéro” et en dépêchant des commissions d’enquête dans les établissements concernés. Il a aussi procédé à la mise en place d’un comité composé de représentants de la société civile, d’institutions constitutionnelles, de professeurs et d’étudiantes victimes. Mission: “présenter des propositions dans les plus brefs délais en vue de trouver des solutions efficaces et applicables qui s’ajoutent aux mesures prises par les universités jusqu’à présent, telles que le numéro vert et les cellules d’écoute et d’accompagnement”, a indiqué, le 24 janvier dernier, le ministre Abdellatif Miraoui dans une réponse à une question orale à la Chambre des représentants, lue en son nom.
“Me Too University”: Le mur de la peur est tombé !
A la faveur de ce sursaut collectif auquel des activistes ont donné le nom de “Me Too University”, la peur semble avoir changé de camp, se félicite Sarah Benmoussa, administratrice de la page “7achak” sur Instagram qui a lancé fin décembre un appel à témoignages ayant permis de dévoiler deux nouveaux cas de harcèlement sexuel à l’université.
“On a réussi à attirer l’attention des politiques et des médias sur un fléau qui a toujours été soumis à la censure. C’est déjà bien comme acquis. J’espère que ça va faire des émules, à l’image de “Me Too” aux Etats-Unis, et que ça donnera de l’assurance à d’autres victimes pour surmonter la peur et dénoncer leurs agresseurs”, indique cette jeune militante féministe contactée par BAB.
“En collectant le maximum de plaintes, on va secouer les consciences et on va pouvoir sortir le phénomène de la clandestinité à l’espace public”, lance-t-elle.
Pour Karima Nadir, cofondatrice du mouvement féministe “Collectif 490”, une barrière psychologique a sauté. “De plus en plus de victimes se sentent maintenant plus à l’aise pour crever l’abcès et lever le voile sur ces pratiques qui sont, il faut le dire noir sur blanc, courantes”, souligne-t-elle à BAB.
Tout en se défendant de “toute intention de mettre sur le banc d’accusation l’ensemble de l’institution universitaire qui compte dans ses rangs beaucoup de gens honnêtes et respectables”, Mme Nadir croit être “bien fondée à penser que ces actes de harcèlement sexuel relèvent d’un schéma comportemental”.
“Il n’y a qu’à faire un petit comptage des scandales révélés sur toute l’année 2021 dans divers établissements du Maroc pour réaliser qu’on ne parle pas d’exceptions ou de cas isolés, mais bel et bien de pratiques bien installées mais peu visibles parce qu’elles sont tues. Parfois, les profils des professeurs pervers et leurs antécédents sont connus de tous: les étudiants, l’administration, les collègues... Pourtant, on n’en parle qu’à voix basse et malheur à celui ou à celle par qui le scandale arrive ! Les responsables, par leur silence complice, font le lit du harcèlement, de l’impunité et de la récidive”, s’insurge la militante du “Collectif 490”, un mouvement qui œuvre pour abolir les réglementations jugées sexistes dans le système juridique marocain.

“Des pratiques incroyablement répandues”
Même son de cloche chez Yousra El Barrad, chargée du projet “Génération Genre Maroc” à la Fédération des ligues des droits des femmes (FLDF).
Citant les résultats d’une étude de terrain réalisée par la fédération en 2018 auprès d’étudiants de l’enseignement supérieur, dans le cadre d’une campagne sur la lutte contre le harcèlement sexuel dans les espaces publics, elle fait état à BAB de “pratiques incroyablement répandues dans le monde universitaire mais qui sont entourées d’un épais mur de silence”.
L’enquête, menée auprès de trois établissements – dans l’enceinte de l’université de Salé et dans l’entourage et les espaces annexes (cafés et jardins) des universités de Mohammedia et Rabat où l’équipe de la FLDF n’a pas été autorisée à entrer, est accablante, surtout pour les responsables administratifs.
“Quand une affaire de ce type éclate, la réaction première de l’administration est de chercher à étouffer dans l’œuf le scandale et un élan de solidarité avec le professeur suspecté, et non avec la victime, s’organise. La stratégie de “riposte”, si elle ne prend pas la forme d’une campagne de diffamation contre la victime, consiste à mandater quelqu’un de l’administration (souvent une femme) pour persuader la plaignante de faire marche-arrière. Les arguments versent tantôt dans la banalisation: “il n’a pas fait exprès, considères-le comme ton père”, “tu ne vas pas quand même ruiner sa carrière pour une plaisanterie”, tantôt dans la culpabilisation “si tu étais habillée décemment tu ne te serais pas exposée à ça” ou carrément dans la menace et l’intimidation: “tu vas le regretter amèrement, il finira par se tirer d’affaire alors que toi, tu vas tout perdre”… Bref, on cherche par tous les moyens à noyer le poisson et à laver le linge sale en privé, au détriment des étudiantes lésées qui sont les seules à payer les pots cassés et dont certaines renoncent carrément à leurs études”, précise la consultante en genre.
Oui à la solidarité, non à la surenchère !
Chantage, abus de pouvoir, impunité, complicité et camouflage… Le réquisitoire acerbe de ces activistes des droits des femmes, qui laisse croire à une pratique institutionnalisée, est pourtant loin de faire consensus. Dans les milieux politiques, pédagogiques et intellectuels, des voix s’élèvent pour appeler à la retenue et mettre en garde contre l’”overdose” et l’acharnement.
Pour Amal Chabach, médecin sexologue et psychothérapeute, “une problématique comme celle-ci, qui interpelle toute la société, ne peut être résolue dans le buzz mais plutôt dans la sérénité et avec le recul”.
“Il ne faut pas, à cause de comportements individuels abjects qui touchent d’ailleurs d’autres secteurs, vouer aux gémonies toute la profession. L’enseignement est un métier des plus nobles où l’intégrité et l’égalité des chances sont la règle générale. Après, s’il y a des vicieux qui profitent de leur position pour se mettre à harceler à droite et à gauche -cela dénote parfois des troubles psychologiques ou sexuels ou des rapports déséquilibrés au sexe opposé,- pour lesquels il fait consulter-, c’est leur problème à eux, c’est leur faute pour laquelle ils doivent payer. Mais il ne faut pas mettre tout le monde dans le même sac”, argumente-t-elle.
Pas tous les professeurs sont des monstres humains et pas toutes les étudiantes sont des belles au bois dormant. C’est l’essence d’appels de différents bords qui avertissent contre le danger des accusations à l’emporte-pièce, des amalgames et des généralisations hasardeuses. Car, dans l’emportement général, on omet souvent de dire que cette vague a charrié dans son sillage des fausses alertes, des mensonges et des diffamations.
Tout en condamnant “très vivement” ce phénomène “immoral” qu’est le harcèlement sexuel, la sociologue et écrivaine Soumaya Naamane Guessous appelle à “faire la part des choses” et estime qu’“il faut aussi parler, par souci d’équité et d’objectivité, des cas de certaines étudiantes qui font dans la provocation, qui jouent sur cette corde sensible pour obtenir des avantages indus”.
Comme quoi on n’est pas dans la Cité idéale et le chantage et les non-dits existeraient aussi dans l’autre sens ! Sur ce point, Karima Nadir se montre décomplexée: “Évidemment, pas toutes les déclarantes sont de bonne foi. Les plaintes déposées peuvent comporter des allégations mensongères, des calomnies… Il incombe donc au pouvoir judiciaire de lancer des investigations pour en démêler l’écheveau. Par ailleurs, on évoque à tort la notion de consentement qui, franchement, n’a pas droit de cité ici. D’abord parce que la relation prof/étudiant implique un rapport de force inégal dans lequel l’enseignant jouit d’un pouvoir qu’il peut utiliser pour impacter négativement le cursus universitaire de l’étudiante si elle refuse ses avances. Deuxièmement, à en juger par les enregistrements et les screens de conversations dévoilés, il y a manifestement une intention de sextorsion de la part des mis en cause”.
Loi et éducation, aux origines du mal
Visiblement, les réelles proportions du phénomène font polémique. Mais il y a unanimité sur l’existence d’un profond malaise qu’il faudrait traiter à la racine. Le diagnostic ainsi fait, quels remèdes proposer ?
Amal Chabach juge nécessaire d’agir sur deux niveaux: l’université et la famille. Au premier niveau, elle préconise la création de cellules de crise au sein des facultés, des instituts et des grandes écoles, qui soient composées d’un parterre de spécialistes (psychologues, sexologues, sociologues, pédagogues, religieux, juristes …) pour faire une analyse profonde et impartiale du phénomène et mettre au point une stratégie efficace de lutte et de prévention.
En ce qui concerne l’institution familiale, “il faut s’attaquer aux racines du problème en se posant la question: qu’est-ce qui fait qu’une jeune femme, majeure et vaccinée, n’ose pas parler ni se défendre face à un acte de chantage ou de violence sexuelle ?”, indique-t-elle.
“On récolte ce que l’on sème. La fillette d’aujourd’hui qui n’est pas écoutée et qui s’entend souvent dire “motus et bouche cousue” à la maison, est en effet l’étudiante de demain qui préférera souffrir en silence des séquelles d’une agression qu’elle a subie plutôt que d’en souffler mot parce qu’elle croit dans son for intérieur que personne ne prendra sa parole pour argent comptant. On récolte ce que l’on sème. Le fin mot de l’histoire à mon avis, c’est qu’il faut apprendre à nos filles comment s’imposer et se défendre, ne pas se laisser marcher sur les pieds, comment avoir des rapports sains avec les hommes… Les garçons, à leur tour, doivent être élevés dans la culture de l’égalité et du respect de la femme”, explique la spécialiste.
La loi est un autre domaine crucial dans ce combat contre le harcèlement sexuel en milieu estudiantin, selon Yousra Elbarrad.
“La législation en vigueur, entachée de lacunes, ne facilite pas la tâche aux victimes. C’est sur les plaignantes que repose la lourde charge de prouver l’acte de harcèlement sexuel, et même si elles arrivent à surmonter cet obstacle, elles ne bénéficient pas de suffisamment de garanties contre la divulgation de leur identité, la violation de leur vie privée et la diffamation”, fait-elle valoir.
Karima Nadir suggère, elle, la mise en place de structures d’accueil et d’écoute dans les établissements universitaires pour fournir de l’assistance sociale et psychologique ainsi qu’un accompagnement juridique aux victimes qui, la plupart du temps, ignorent les démarches à entreprendre.
Entre “tous les mêmes” et “touche pas à mon université”, le feuilleton “Sex and the univer-city” dans sa version marocaine divise la société et déchaîne les passions. La tournure positive qu’ont pris les événements d’un épisode à l’autre laissent espérer un happy end. Quoi qu’il en soit, c’est déjà bien qu’il a pu contourner la censure !