
Depuis son entrée en librairies début janvier, le roman de Camille Kouchner, “La Familia Grande”, un récit autobiographique dans lequel l’auteure accuse son beau-père, le célèbre constitutionnaliste Olivier Duhamel, d’avoir abusé de son jumeau lorsqu'il était adolescent à la fin des années 80, a eu l’effet d’une bombe en France.
Les révélations de ce récit bouleversant qui dénonce une relation incestueuse entre un beau-père, un constitutionnaliste de renom aux idéaux progressistes, et un adolescent âgé d’à peine 14 ans, a été un déclic en suscitant un débat de société des plus houleux sur l'inceste, un phénomène toujours tabou en France.
En à peine quelque semaines, le livre, écoulé à des centaines de milliers de copies, a eu le mérite de placer la question de l’inceste et des agressions sexuelles sur mineurs au coeur du débat public en France et ouvert la voie à une vague de témoignages d’une grande ampleur, dans un mouvement visant à “briser le silence” et “libérer la parole” des victimes.
Même si plusieurs livres avaient eu le mérite de s’attaquer à ce sujet hautement sensible, ils n’ont pas eu toutefois le même retentissement ni le même impact que celui de Camille Kouchner. Probablement étant donné que la victime est le fils de l’homme politique et ancien ministre Bernard Kouchner, alors que le présumé agresseur n’est autre que le célèbre constitutionnaliste Olivier Duhamel.
Cette affaire a eu l’effet d’un séisme et défrayé la chronique pendant plusieurs semaines, tandis que les débats s'enflammaient sur les plateaux des télévisions avec la participation de spécialistes de tous bords pour décortiquer un phénomène maintes fois dénoncé par les associations de défense de l’enfance, mais qui, pour ses implications sociales et intrafamiliales, passe souvent sous silence.
Et c’est justement cette contrainte au silence et l’hermétisme auxquels sont confrontées les victimes et leurs familles qui inquiètent psychologues, psychiatres et sociologues, compte tenu de leur impact néfaste sur la santé mentale, l’intégration sociale et l’épanouissement professionnel de la victime.
Une vague de témoignages et des démissions en cascade
La publication de “la Familia Grande” a soulevé une vague de témoignages sur les violences sexuelles qui se sont propagées sur les réseaux sociaux, notamment sous le hashtag #MeTooInceste, dans le sillage d’un mouvement mondial de libération de la parole, calqué sur le modèle américain de “MeeToo”, visant une remise en question radicale et plurigénérationnelle de la domination patriarcale et la libération de la parole face à un tabou persistant au 21ème siècle. Dans ce contexte, une succession d’affaires d’inceste ou d’agressions sexuelles sur des mineurs et pas que ces derniers, a refait surface et des procès judiciaires ont été engagés alors que l’omerta et les murs du silence ont commencé à s’effriter, d’après les observateurs et les associations engagées dans la lutte contre ces phénomènes. Pour le mouvement féministe “#Noustoutes”, ces témoignages “viennent confirmer ce que disent et répètent depuis de nombreuses années” les professionnels de la protection de l'enfance: “les personnes qui commettent le crime d'inceste viennent de tous les milieux”, les adultes réagissent “peu ou mal” et les signaux envoyés par les victimes “ne sont pas entendus”. L’éclatement de cette affaire a été également derrière une série de démissions, à commencer par celle d'Olivier Duhamel de la tête de la Fondation nationale des sciences politiques (FNSP), qui chapeaute Sciences Po, du club d'influence “LeSiècle”, ou encore de LCI ou Europe1. En outre, plusieurs personnes de son entourage ont décidé de se retirer de la vie publique, dont le préfet Marc Guillaume, membre du conseil d'administration du “Siècle” et ex-secrétaire général du gouvernement, qui a quitté l'ensemble des fonctions dans lesquelles il a travaillé avec Olivier Duhamel.
Il s’agit également de Frédéric Mion qui a démissionné de son poste de directeur de Sciences Po Paris. Il avait admis avoir été alerté en 2019 des accusations d’inceste visant Olivier Duhamel.
L’affaire fait réagir au plus haut de l'État français
Samedi 23 janvier, dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux, le président Emmanuel Macron s’est engagé à “écouter” et à “adapter” le droit français afin de mieux lutter contre ce crime et protéger les victimes. Le chef de l’Etat a salué le “courage” des victimes qui ont pris la parole suite aux révélations faites par Camille Kouchner, estimant que “ces témoignages, ces paroles, ces cris, plus personne ne peut les ignorer”.
“Contre les violences sexuelles faites à nos enfants, c’est aujourd’hui à nous d’agir”, a affirmé le président, ajoutant à l’adresse des victimes qu'“on est là. On vous écoute. On vous croit. Et vous ne serez plus jamais seuls”. M. Macron a promis également un accompagnement pour la libération de la parole et de “punir les criminels pour leurs actes passés et empêcher toute récidive”.
Son épouse, Brigitte Macron, a souhaité quant à elle une réforme judiciaire pour lutter contre l'inceste.
Alors que le gouvernement prospecte plusieurs pistes afin de durcir la loi contre l’inceste et agir “vite” face aux crimes sexuels sur les mineurs, le principal défi demeure celui de la prescription de ce genre de crimes étant donné que les victimes n’osent dénoncer les faits que plusieurs années après.
L’exécutif, qui mène des consultations notamment avec les associations de protection de l’enfance, avance plusieurs pistes, dont la qualification de viol tout acte de pénétration sexuelle, accompli par un adulte sur un mineur de moins de 15 ans.
Actuellement, une condamnation pour viol ou agression sexuelle suppose que les juges démontrent l'absence de consentement à travers les notions de “violence, menace, contrainte ou surprise”.
Or, la notion de contrainte exercée par l'agresseur “constitue aujourd'hui un frein”, selon le cabinet du secrétaire d'État chargé de l'Enfance et des Familles.
Avec ce nouveau crime, “c'est l'âge de la victime qui sera la première chose qu'on interrogera et non pas de savoir si la victime était consentante ou pas”, a souligné le secrétaire d’Etat, Adrien Taquet.
Le Sénat a de son côté adopté à l’unanimité le 21 janvier, en première lecture, une proposition de loi visant à créer un nouveau crime sexuel pour protéger les mineurs de moins de 13 ans.
Face au dilemme de la prescription, des associations de défense des enfants demandent que la loi aille encore plus loin et que les crimes sexuels sur mineurs deviennent imprescriptibles alors qu'ils sont actuellement prescrits 30 ans après la majorité de la victime. Dans ce sens, le gouvernement envisage de créer un mécanisme de “prescription glissante”, dont l’objectif est de faire en sorte que toutes les victimes d'un même auteur puissent bénéficier d'un procès.
Si la loi actuelle permet à la dernière victime en date d'un même agresseur sexuel de déposer en tant que partie civile, alors que les autres victimes ne sont considérées que comme témoins, car les faits les concernant étant prescrits, avec le nouveau dispositif juridique envisagé par le gouvernement, “au deuxième crime commis sur un mineur par un même auteur, le délai de prescription du premier est interrompu et tous les crimes pourront ainsi être jugés”, explique l’entourage d'Adrien Taquet.w