
L’histoire est loin d’être anecdotique. A en croire les chroniqueurs de l’époque, c’est un événement qui s’est produit il y a huit siècles et qui est célébré depuis peu comme l’acte inaugural des relations d’amitié maroco-britanniques. Accumulant les déboires chez lui, le roi d’Angleterre Jean (1167-1216) envoie une ambassade auprès du sultan almohade Muhammad an-Nasir (1199-1213) sollicitant un soutien militaire et une alliance contre la France. Mais en contrepartie, il lui fait une offre des plus bizarres.
Selon plusieurs historiens qui citent le chroniqueur médiéval Matthew de Paris, le roi Jean aurait proposé de se convertir à l’islam et de faire acte de soumission au sultan marocain en échange de son aide. Mais le souverain almohade, jugeant la démarche absurde, aurait rejeté la proposition et ordonné aux envoyés du roi anglais de ne pas le laisser les revoir. Le chroniqueur termine son histoire par un fait contradictoire laissant entendre qu’un accord avait finalement été conclu impliquant une assistance réciproque. Si les historiens s’accordent que la mission a réellement eu lieu, ils divergent sur la teneur de l’offre du roi Jean. Avait-il vraiment fait la proposition que lui prête Matthew de Paris? L’Angleterre avait-elle failli devenir musulmane, avec toutes les conséquences que cela aurait pu avoir sur le cours de l’histoire et la géopolitique d’aujourd’hui? L’hypothèse affirmative mérite d’être posée! Voici quelques éléments de réponse.
L’empire almohade à son apogée
A l’époque des faits, le sultan Muhammad an-Nasir, quatrième monarque de la dynastie almohade, régnait sur un grand empire avec un immense territoire qui s’étendait de l’océan Atlantique, à l’ouest, jusqu’à la Libye, à l’est, et de la péninsule ibérique, au nord, jusqu’au fleuve Sénégal, au sud.
An-Nasir jouissait d’un prestige intact du fait de sa reprise aux Almoravides d’Afriqia (actuelles Tunisie et Libye) élargissant à l’est le territoire légué par son père Yaaqoub Al-Mansour.
Dans son manuscrit “Chronica Majora” (publié en 1259), Matthew Paris date la mission anglaise en 1213. Soit un an après la défaite d’An-Nasir contre les Chrétiens à la bataille Las Navas de Tolosa (dite Al-Uqab en arabe) en Andalousie (juillet 1212) qui marque, certes, la première étape décisive de la Reconquista et le début du déclin des Almohades. Toutefois, plusieurs historiens occidentaux placent la délégation bien avant la bataille. L’historien israélien Ilan Shoval, qui a consacré tout un livre à cette ambassade (King John’s Delegation to the Almohad Court (1212): Medieval Interreligious Interactions and Modern Historiography), conclut qu’elle aurait pu avoir lieu avant ou durant la préparation par le sultan de la campagne andalouse.
Un monarque aux abois
Quant au roi Jean, ce cinquième et dernier fils du roi Henri II d’Angleterre et d’Aliénor d’Aquitaine, n’était pas destiné à monter sur le trône ni à recevoir un quelconque territoire en héritage, d’où le surnom “Jean sans terre”. Cela changea après la révolte ratée de ses frères aînés entre 1173 et 1174 et il devint le fils préféré d’Henri II qui le fit seigneur d’Irlande en 1177 et lui accorda des terres sur le continent. La mort de trois de ses frères (Guillaume, Henri et Geoffroy) et l’accession au trône en 1189 de Richard Ier (plus connu dans l’histoire par le surnom “Coeur du Lion” en fit l’héritier. Jean accéda finalement au trône en 1199 et devint aussi seigneur d’Irlande et duc d’Aquitaine. Il régnait de fait sur un immense territoire dans la France actuelle qui s’étendait jusqu’aux Pyrénées au sud.
Mais il fut immédiatement confronté à la menace posée par le roi Philippe II de France sur ses territoires continentaux formant l’Empire Plantagenêt. Il perdit ainsi la Normandie en 1204 notamment en raison du manque de ressources militaires et de son traitement méprisant des nobles poitevins et angevins. Il consacra la plus grande partie de son règne à tenter de reconquérir ces territoires en formant des alliances contre la France, en accroissant les revenus de la Couronne et en réformant l’armée.
Une alliance militaire avec les Almohades était donc fortement plausible, surtout à la lumière des traités conclus par ces derniers avec un ami commun, Sancho VII de Navarre, qui a finalement décidé de les renier en rejoignant ses coreligionnaires conduits par Alfonse VIII of Castile et jouant un rôle décisif dans leur victoire à Las Navas de Tolosa.
En mai 1212, alors que Jean se préparait à une attaque contre la France et ses alliés et qu’al-Nãsir préparait une offensive contre la Castille et ses alliés, les deux dirigeants avaient des intérêts communs. Selon I. Shoval, À travers la Gascogne, An-Nasir pouvait flanquer la Castille par le nord. De plus, les terres de Jean, la Gascogne et l’Aquitaine, auraient pu fonctionner comme un atout stratégique pour le sultan s’il avait effectivement prévu de poursuivre son voyage vers le nord au-delà des Pyrénées.
Outre la menace de Philippe II, le conflit avec la noblesse et l’opposition à l’autorité papale qui lui ont valu l’excommunication pendant plusieurs années n’étaient pas pour arranger les choses pour le roi Jean. Et c’est à cette époque qu’il a dû envoyer ses émissaires au sultan almohade.
Une mission secrète des plus bizarres
Confronté à de réels dangers, le roi Jean sollicita l’aide d’an-Nasir, alors connu en Europe sous le nom de miramumelinus (latinisation du titre Amir al-mouminin, Commandeur des croyants). Il lui envoya en secret trois émissaires, les chevaliers Thomas Hardington et Ralph Fitz-Nicholas et le moine Robert de Londres.
S’il n’existe aucune trace de cette mission dans les écrits des historiens marocains de l’époque, un compte-rendu détaillé en est consacré dans “Chronica Majora”. Cet ouvrage de référence sur l’histoire de l’Angleterre médiévale n’a été pourtant publié que plus de deux décennies plus tard.
Selon la traduction de la chronique du latin, qui se base sur le récit de Robert de Londres, le roi Jean proposa à al-Nasir de “se rendre volontairement, lui-même et son royaume, et s’il le voulait il deviendrait tributaire du sultan; et abandonnerait aussi la foi chrétienne, qu’il considérait fausse, et adhérerait fidèlement à la “loi de Mahomet”” (ndlr. l’islam).
Après des discussions approfondies avec la délégation et loin d’être impressionné, le sultan tança les émissaires de Jean, leur assurant sèchement qu’il n’avait aucune intention de s’allier avec quelqu’un qui avait l’intention de renier sa foi pour des raisons d’opportunisme politique.
An-Nasir ordonna aux émissaires de quitter le royaume illico presto “car l’infamie de cet apostat insensé, votre maître, insuffle une odeur nauséabonde à mes narines”.
“Ce roi n’a aucune considération, mais c’est un petit roi, insensé et vieillissant, et je ne me soucie pas de lui. Il n’est digne d’aucune alliance avec moi”, dixit le sultan, selon la traduction de la chronique qui donne un compte-rendu détaillé de cette audience avec moult descriptions des gardes et de l’accueil à la cour.
Ulcéré par le rejet de son offre, Jean se résigna à apaiser le Pape et les barons, balisant la voie à un partage de pouvoirs avec ces derniers.
La soumission à l’église
Le conflit avec l’Église catholique commence après un bras de fer autour de la désignation d’un successeur d’Hubert Walter, (décédé le 13 juillet 1205) comme archevêque de Cantorbéry. Le pape Innocent III nomme Stephen Langton, mais le roi Jean refuse de ratifier cette nomination qu’il considérait comme une violation de son droit traditionnel d’influencer l’élection des ecclésiastiques dans son royaume. Il s’opposa alors à l’entrée de Langton en Angleterre et confisqua les terres et les possessions de l’archevêché et de la Papauté. En représailles, le Pape frappe l’Angleterre d’interdit (24 mars 1208), puis le roi d’excommunication. Toutes les propriétés de l’Église sont alors confisquées et les prélats quittent le royaume.
En 1213, et après l’échec de la mission au Maroc, l’étau se resserre autour du roi d’Angleterre lorsque le pape décide de le déposer et charge le roi Philippe II de France d’exécuter la sentence. C’est alors que Jean décide d’implorer le pardon du pape. Et en vertu d’un acte de soumission signé le 16 mai 1213, Jean place son royaume sous la suzeraineté papale et accepte de payer un tribut annuel de 1.000 marcs.
“Nous voulons qu’il soit connu de vous tous, par cette charte munie de notre sceau, que comme nous avions commis beaucoup d’offenses contre Dieu et notre mère la Sainte Église (...) nous conférons et concédons librement à Dieu et à ses Saints Apôtres Pierre et Paul et à la Sainte Église romaine notre mère, et au seigneur pape Innocent et à ses successeurs catholiques, tout le royaume d’Angleterre et le royaume d’Irlande, avec tous leurs droits et appartenances, pour la rémission de tous nos péchés (...) et désormais, recevant et tenant ces royaumes de Dieu et de l’Église romaine comme vassal”, lit-on dans l’Acte de soumission.
La noblesse monte au créneau
Les tensions entre Jean et la noblesse s’accroissaient depuis plusieurs années en raison des politiques impopulaires du souverain. Irrités par le comportement jugé tyrannique du souverain et par la forte hausse des impôts et des taxes destinés à financer sa politique continentale, les barons anglais se révoltèrent, conduisant le monarque à négocier en novembre 1214. Il accepte d’accorder des élections canoniques, puis forme le projet de partir en croisade.
Mais, en mai 1215, les barons d’Angleterre s’emparent de Londres par la force, contraignent le roi Jean à signer en 1215 de la "Magna Carta" (Grande charte) qui est la plus ancienne manifestation importante d’un long processus historique qui a conduit aux règles de légalité constitutionnelle dans les pays anglophones. Cette charte garantit les droits des hommes libres du royaume mais ni Jean ni les nobles ne respectèrent ces dispositions.
La Première Guerre des barons éclata peu après et le roi dut affronter les rebelles soutenus par le prince Louis de France. La situation fut rapidement bloquée et Jean mourut de dysenterie en 1216 dans son château de Newark alors qu’il faisait campagne dans l’Est de l’Angleterre.
Un souverain impie
De tous les monarques d’Angleterre, le roi Jean est le plus controversé, que ce soit dans la culture populaire, à travers son image dans la légende de Robin des Bois, dans la littérature (la pièce de Shakespeare) ou l’histoire (son rôle dans la Magna Carta). Et les évaluations historiques de son règne ont considérablement varié selon les époques. Considéré comme un "héros proto-protestant" par les historiens de la dynastie Tudor en raison de son opposition au pape Innocent III qui lui valut l’excommunication, il a été présenté comme un tyran par ses contemporains et les historiens de l’époque victorienne.
Bien qu’il soit marginal dans l’histoire du règne de Jean, l’épisode de la mission chez les Almohades a été largement commenté par les historiens. Pour les Victoriens, cet épisode confirme la méchanceté de John; pour les historiens contemporains, il révèle, plutôt, la méchanceté des chroniqueurs et des Victoriens dans leur jugement sévère de John. Pour leur part, les historiens modernes tendent, dans une démarche de sympathie, à réhabiliter l’image de son règne et à corriger une historiographie victorienne qu’ils jugent "tendancieuse".
Loin des agendas des historiens qui changent en fonction des époques, on s’interroge sur les motivations qui peuvent suggérer que Jean ait réellement proposé de se convertir à l’islam en jetant la lumière sur sa personnalité.
Outre son excommunication pendant cinq longues années par le Pape, le manque de dévotion religieuse de Jean avait été noté par ses contemporains et certains historiens ont avancé qu’il était impie voire athée..
Une monarchie hostile à l’église catholique, fascinée par la culture islamique
Outre l’attitude et la personnalité du roi Jean, deux faits historiques majeurs démontrent l’hostilité de la monarchie anglaise à l’église catholique et pourraient crédibiliser l’offre audacieuse de Jean au sultan almohade.
En 1168, Henri II, le père de Jean et unificateur de l’Angleterre, écrivit au pape Alexandre III, en pleine querelle avec Thomas Becket, l’archevêque de Cantorbéry, qui se termina par l’assassinat de ce dernier. Cette lettre était remarquable par la menace qu’elle projetait. Car Henri menaçait de se convertir à l’islam. Bien que les historiens remettent en doute la sincérité du roi, soulignant qu’il s’agissait d’une simple menace.
Toutefois, les historiens relèvent que le monarque, grâce à son éducation remarquable, était familier avec l’islam pour avoir lu la traduction du Coran. De même, Henri II développa aussi une admiration pour l’apprentissage de la langue arabe dès son jeune âge, selon l’historienne Claudia Gold.
Et bien avant Henri II, son père Geoffrey d’Anjou, avait castré une partie de son clergé pour leur désobéissance, les forçant à "porter leurs membres" devant lui dans un bassin.
La conversion du roi Jean à l’islam, tout comme celle de son père avant lui, aurait vraisemblablement nécessité la conversion massive de tout son peuple. Il faut attendre deux décennies plus tard pour voir une démarche similaire, lorsque l’hostilité entre la monarchie et l’Eglise catholique atteint un point de non-retour. Le roi d’Angleterre, Henri VIII, jusque-là soutien sans faille de la papauté, avait épousé en 1509 Catherine d’Aragon. Sans héritier mâle, et par ailleurs épris de sa maîtresse Anne Boleyn, il fait parvenir au pape en 1527 une demande d’annulation de son mariage. Ayant essuyé en 1530 un refus définitif du pape Clément VII pour des raisons politiques, il se proclame l’année suivante alors "Chef Suprême de l’Église et du Clergé d’Angleterre" et rompt toute relation diplomatique avec Rome. Et c’est ainsi qu’est née l’Eglise Anglicane, avec tout le chaos que cela a impliqué, notamment avec la séparation de l’Irlande.
Tout comme l’épisode de la mission du roi Jean, la séparation entre l’Église d’Angleterre et la papauté tient moins à des querelles théologiques qu’à des considérations politiques. Et si Jean avait mené jusqu’au bout sa promesse et qu’An-Nassir l’avait acceptée, l’alliance Plantagenêt-Almohades aurait été un tournant dans l’histoire et la géopolitique d’aujourd’hui ne serait plus la même.w