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Le tabac à priser, cette drogue faussement douce

Bouchra Fadel
Très populaire au Maroc, “Tenfiha” est acceptée culturellement par la société marocaine ©MAP
Très populaire au Maroc, “Tenfiha” est acceptée culturellement par la société marocaine ©MAP
Prisé ou mâché, le tabac non fumé s’est introduit chez nous en douce, sans volutes de fumée. Socialement tolérée, la "Tenfiha" fait un tabac chez les jeunes et les moins jeunes avec des effets sur la santé physique et mentale à ne pas négliger.

La cigarette est le mode le plus répandu de consommation du tabac. Néanmoins, il existe d’autres formes qui ne génèrent pas de fumée (tabac sans fumée) et qui englobent le tabac à chiquer, le tabac humidifié à sucer, le tabac à priser, etc. L’on assiste à un retour triomphal du tabac sans fumée depuis, précisément, l’interdiction de la cigarette dans les lieux publics. “Nul besoin de fumer une cigarette pour s’adonner au plaisir de la nicotine: on peut aussi mettre le tabac sous sa langue, le mâcher ou encore l’inhaler”, diront les mordus de nicotine.

Pris sous cette forme, le tabac serait-il considéré comme une substance addictogène ? Est-il aussi nocif pour la santé que la cigarette ?

 

La “Nefha”, cette drogue tolérée par la société marocaine

Le tabac à priser, connu plus communément sous le nom “Nefha” ou “Tenfiha”, est un tabac sous forme de poudre brunâtre déposée en petites quantités sur le dos de la main puis aspirée par une narine, ensuite par l’autre.

Très populaire au Maroc, “Tenfiha” est acceptée culturellement par la société marocaine, surtout dans les villes du Nord. Ce type de tabac est assez accessible matériellement, ce qui fait de lui une substance consommée facilement et couramment, tant par les personnes âgées que par les jeunes, soit par simple habitude soit pour son coût bas ou pour être utilisé comme substitution à la cigarette.

Nadia, experte-comptable à Rabat, originaire du nord du Maroc, nous confie avoir grandi dans un milieu où le tabac à priser ou “nefha” était socialement et culturellement toléré. Femmes et hommes inhalaient ou humaient quotidiennement ce même tabac finement broyé pour se faire plaisir. Et d’ajouter que ce qui favorisait la consommation de cette forme de tabac chez la gent féminine de l’époque, “c’est qu’il est inodore et sans fumée”, dit-elle sur un ton enjoué. “Cela sous-entend que cette substance brunâtre était, comparativement et en tout cas dans les faits, considérée comme sans danger, comme sans reproche”, témoigne notre interlocutrice.

Le tabac à priser est constitué principalement de “tabac” qui pousse - tout comme la laitue, - à même le sol dans la montagne marocaine.

Après la récolte, elle est soigneusement séchée et ensuite broyée à l’aide d’un mortier en bois. On y ajoute des cendres de bois et “d’autres ingrédients ou substances, certaines pourtant considérées comme étant très dangereuses et même mortelles: il s’agit en l’occurrence d’un mélange détonnant de ciment, de cendre, de henné et de sable fin ou farine de sable”, nous avertit sur un ton alarmant un ancien consommateur, précisant que la farine de sable est constituée de petits cristaux qui obstruent les voies nasales.

 

Plus de teneur en nicotine (et donc de risque d’addiction) que dans la cigarette !

“Ce n’est pas parce que vous ne fumez pas le tabac que vous êtes hors de danger. Le tabac à priser peut créer une dépendance encore plus forte que la cigarette !”, affirme Sana Waliaallah, addictologue, psychiatre et psychothérapeute, contactée par BAB pour nous éclairer sur cette pratique. 

“Le tabac à priser est considéré comme une substance addictogène autant que la cigarette classique, puisque sa consommation répond aux critères de la dépendance, notamment la tolérance, c’est-à-dire le besoin d’augmenter la dose pour avoir le même effet initial”. Elle ajoute que “l’apparition des symptômes de sevrage à l’arrêt de la consommation, à savoir l’irritabilité, la nervosité ou encore le trouble de sommeil sont tout aussi fréquents chez la personne addicts au tabac à priser”.

“Cela fait quelques semaines que je prends plusieurs fois par jour du tabac à priser, aussi bien chez moi qu’au boulot. Je peux dire aujourd’hui que je suis dépendante de ce produit qui m’est familier ! Mon défunt père était un grand consommateur de ’nefha’. Il le partageait généreusement avec les membres de la famille qui en réclamaient pour différentes raisons: nez bouché à cause d’un rhume, migraine, etc”, nous confie Mme Fadela, la cinquantaine.  

Et de poursuivre: “le tabac à priser ne constituait nullement un tabou dans ma famille car il m’est arrivé de me servir du tabac de mon père, sans que cela gêne qui que ce soit. C’était même une substance “sacrée”, à l’image de mon père, un patriarche respecté et admiré par ses proches !”

“Le jour où j’ai vu une tabatière entre les mains d’un collègue, la même que celle de mon père, je me suis servie du contenu brunâtre sans hésiter une seconde, et à chaque fois, tout aussi ’naturellement’ j’en réclamais. Au fond de moi, je pensais que quelque part, je rentrais comme en connexion avec mon père”, dit-elle sur un ton mi-amusé et mi-soucieux. “J’étais loin de penser que quelques mois après j’allais en être dépendante ! J’ai fait ce constat amer, le jour où je suis tombée malade. J’avais une rhinopharyngite et je continuais à inhaler le tabac malgré mon nez bouché et la douleur à la gorge. C’est dire jusqu’où cette dépendance peut mener !”

Et de préciser: “l’histoire de mon collègue n’est pas similaire à la mienne: il avait arrêté de fumer la cigarette et décida de prendre le tabac à priser comme alternative, pensant pouvoir s’en défaire aisément un peu plus tard.  Hélas ! ses tentatives d’arrêter furent vaines. Aujourd’hui, cela fait 8 ans déjà qu’il inhale le tabac à priser ! Il m’avoue souvent qu’il reconnaît s’être fait bêtement piéger par lui-même. A vouloir bien faire ou mieux faire, on finit toujours par mal faire, par se faire mal quelque part”, dit cette dame.

Toujours sur le chapitre de l’addiction, elle raconte un souvenir: “quand mon père manquait de tabac à priser, que l’on appelait également “tabac beldia” en référence vraisemblablement à son ancrage culturel, il achetait dans le commerce un tabac légal conservé dans un petit boitier en papier, mais cette poudre ne lui donnait pas satisfaction car elle était, comparativement, trop légère à son goût !”

“Après moult tentatives de sevrage, mon père a fini par ne plus priser le tabac et a jeté le boitier y afférent. Je vais devoir prendre mon courage à deux mains et suivre l’exemple des sages !”, conclut notre interlocutrice.

Selon une étude scientifique récente, la nicotine, la substance présente dans les feuilles de tabac, serait la cause des effets psycho-actifs et de la dépendance. En effet, le tabac à chiquer ou à priser contient plus de nicotine que la cigarette et, conséquence non moins consistante comparativement, il peut être encore plus difficile d’arrêter de chiquer ou de priser que d’arrêter de fumer. 

Avec le tabac à priser, selon la même source, la nicotine est absorbée par la muqueuse nasale à la même vitesse que lorsque l’on fume une cigarette et la concentration de nicotine dans le sang est à peu près la même. Ce qui déclenche des envies fortes et répétitives de s’en servir et de s’y laisser asservir.

 

Des risques pour la santé physique et mentale

La consommation de tabac non-fumé entraîne donc une dépendance accrue et des risques non négligeables pour la santé et ne peut être recommandée, selon l’Union Européenne, ni comme produit de substitution ni comme produit de sevrage du tabac fumé. De plus, la connaissance scientifique se précise à son sujet et fait progressivement toute la lumière sur les risques sanitaires liés à sa consommation, à l’instar de maladies et infections bucco-dentaires, de cancers ainsi que de maladies cardiovasculaires.

De son côté, l’OMS préconise dans la “Convention-cadre de l’OMS (2006)”, une sensibilisation à la dangerosité de tous les produits du tabac, quelle que soit leur forme, et reconnaît que “des données scientifiques ont établi d’une manière irréfutable que la consommation de tabac sans fumée est tout aussi très dangereuse pour la santé”.

“En prisant du tabac, on irrite la muqueuse nasale qui peut s’enflammer. Un usage à long terme peut aussi provoquer une obstruction des voies nasales et une diminution de l’odorat”, souligne Kamal Hajji, pneumologue. Il indique à BAB que “lorsque nous respirons normalement par le nez, l’air que nous inspirons est réchauffé et humidifié avant d’arriver aux poumons. Mais si une personne a du mal à respirer par le nez, elle va inspirer de l’air froid et sec par la bouche. Et cette différence peut provoquer une fatigue physique permanente et une foule de désagréments plus ou moins graves”. Et d’expliquer: “la respiration buccale, lorsqu’elle se produit durant la nuit, peut grandement affecter la qualité du sommeil car elle empêche de tomber dans un sommeil profond. Une mauvaise oxygénation dans la région du nez provoque aussi une coloration bleutée près des sinus, sous les yeux. A cela s’ajoute un désagrément des plus gênants”, dit-il.

Ainsi, “le tabac à priser crée plus de dépendance que le tabac à chiquer. En tout cas, les deux formes de tabac présentent des risques de cancer au niveau de la cavité buccale et du système digestif”, lit-on sur le site de l’Association Lalla Salma de Lutte contre le Cancer.

Selon une étude américaine, le tabac non-fumé comprend des substances 

Carcinogènes, en particulier des nitrosamines, en quantité et dangerosité différentes selon les produits et les doses utilisés, allant des hydrocarbures aromatiques polycycliques, des radionucléides, jusqu’au formaldéhyde.

“La consommation de tabac non-fumé entraîne une augmentation des lésions de la cavité buccale. Certaines de ces lésions sont pré-cancéreuses. Généralement, la sévérité des lésions dépend du temps de contact du tabac non-fumé avec le site de la cavité buccale et nasale”, précisent les auteurs de cette étude.

Aussi, la consommation de tabac oral ou à priser est associée au développement du “diabète de Type 2”. 

Des études menées en Suède ont montré qu’un risque accru de ce type de diabète aura été observé notamment chez les gros consommateurs de tabac à priser. Des études menées sur les consommateurs de tabac non-fumé nord-américains ont pour leur part indiqué une hausse de risque des cancers oraux liée au niveau des consommations et au type des consommateurs.

Les effets sur la santé à long terme sont encore mal connus car on ne dispose de “données de consommation historique” qu’en Suède qui est le seul pays producteur et consommateur chez lequel “les consommateurs de tabacs à priser et de tabacs oraux sont plus importants que les consommateurs de cigarettes classiques et usuelles”.

Il reste encore à mentionner que le manque de tabac à priser est source d’un malaise plus affligeant que de nombreux troubles corporels.

L’usage du tabac est connu pour produire un effet plus grave sur l’esprit. “Ma mémoire s’était affaiblie à cause du tabac à priser”, nous révèle Ahmed, un professionnel de tourisme et ancien priseur de tabac. “Ce n’est qu’après que j’eus cessé que j’ai récupéré ma mémoire”. Après avoir marqué une pause comme pour reprendre son souffle, il nous raconte que son père a perdu la mémoire à quarante ans par l’usage excessif de tabac à priser, précisant qu’il se réveillait régulièrement, deux à trois fois chaque nuit afin de prendre sa dose de “Nefha”.

Last but not least, poursuit Ahmed, l’usage du tabac à priser est nécessairement lié à la négligence de la propreté.

Tout semble appeler à un nouvel éveil en matière de Santé publique, à l’effet de ne pas exposer la population à des formes d’addictions et de consommations qui sont largement tolérées mais qui nous feraient griller notre santé, ou carrément feraient partir en fumée notre hygiène de vie. Il serait grand temps de recouvrer notre “indépendance” vis-à-vis d’une drogue faussement douce et dont l’on s’en passerait allègrement sans reproche ni mauvaise conscience.  

Alors, plus facile à dire qu’à faire ou saurait-on, enfin, se suffire de bonnes résolutions et convictions de cet ordre ?