
Avec l’épisode actuel de sécheresse, le pire qu’a connu le Maroc depuis le début des années 1980, le Maroc se réveille sur un cauchemar. Le stress hydrique est si important qu’il menace l’approvisionnement de grandes villes en eau potable. Oujda, Marrakech et même Casablanca ont été obligées de mettre en place une série de mesures pour éviter ce scénario catastrophe.
Comment se fait-il qu’un pays donné en exemple à l’international pour sa politique visionnaire en matière de gestion des ressources hydriques soit arrivé à cette situation alarmante?
Le réchauffement climatique est-il le seul à blâmer? Quid de notre consommation et de notre gestion de cette ressource vitale? Et comment peut-on adapter nos politiques hydriques à cette nouvelle donne de pénurie d’eau, déjà qualifiée d’“absolue” par des scientifiques?
La tendance de tarissement se confirme
Au cours des derniers mois, le Maroc a connu des événements qui font froid dans le dos. En novembre, on a découvert avec stupéfaction que la Moulouya, pour la première fois de son histoire, n’atteint plus la mer. Pire, à cause de la diminution du flux des eaux fluviales, c’est la mer qui pénètre dans le fleuve, faisant remonter des eaux salines sur une dizaine de kilomètres de long.
Début 2022, une autre nouvelle effrayante. Le barrage El Massira, le deuxième plus grand du Maroc, se retrouve à un niveau de remplissage de 7%, son plus bas historique. C’est d’autant plus inquiétant que les retenues de cette structure hydraulique, qui fournit de l’eau d’irrigation à Doukkala et de l’eau potable à une partie de Casablanca et Marrakech, ont chuté d’une manière inexorable en peu de temps, passant de 30% le 1er janvier 2019 à 7,5% à la même date de 2022.
Et ce n’est pas une exception, l’écrasante majorité des barrages du Royaume étant concernée par cette baisse de régime, affichant, à la date du 7 avril 2022, un taux de remplissage total de 33,9%, contre 50,9% une année auparavant. Si les barrages du Nord-ouest arrivent plus ou moins à relever la tête, le reste est durement touché. Si cette baisse en apports d’eau s’est déjà traduite par des restrictions voire des ruptures de prélèvements destinées à l’irrigation, elle risque, en cas d’aggravation, de compromettre les chances d’approvisionnement en eau potable de plusieurs villes à partir des eaux superficielles.
Cela met davantage de pression sur les eaux souterraines, dont certaines sont au bord de l’épuisement. Le dernier rapport de la Cour des Comptes estime que le volume des eaux souterraines surexploité s’élève à 1,1 milliards de m3/an, conjuguée à la non utilisation d’un volume de 1,7 milliard de m3/an initialement stocké dans les barrages. Cela s’explique en grande partie par le déséquilibre qui existe entre les bassins hydrauliques. Ceux du Nord étant excédentaires, tandis que ceux du Centre et du Sud doivent gérer la rareté.
Une pénurie d’eau absolue ?
Selon le département de l’Eau, le Maroc dispose d’un potentiel de ressources en eau renouvelables évalué en année moyenne à près de 22 milliards de m3 dont 18 milliards de m3 d’eau de surface et 4 milliards de m3 d’eau souterraine. Les eaux superficielles et souterraines mobilisées sont utilisées principalement dans l’irrigation (jusqu’à 88%), la fourniture d’eau potable et la satisfaction des besoins des autres secteurs économiques (jusqu’à 12%).
“La disponibilité en eau par habitant et par an avoisine actuellement 606 m3/hab./an. Sous l’effet de l’accroissement démographique, elle sera d’environ 560 m3/hab./an en 2030”, relève la même source.
Toutefois, une estimation indépendante, cosignée par les experts hydrologues Mohamed Bazza et Hassan Lamrani (voir contribution et IGF), brosse un tableau plus alarmant. S’appuyant sur les données du département de l’Eau qui font état d’une réduction de 52,7% des apports en eau à 10,4 milliards m3, les deux experts concluent que la dotation moyenne par habitant par an aurait déjà franchi la limite de pénurie absolue (500 m3 par personne par an), durant la décennie 2011- 2020.
“Il était attendu selon les estimations que la dotation moyenne n’atteigne cette limite qu’à l’horizon 2030; mais c’est arrivé prématurément”, déplorent les deux consultants internationaux.
La conséquence, soutiennent-ils, est que “non seulement il ne sera plus possible de sortir de ce niveau de pénurie, mais il faudrait s’attendre à ce qu’il continue de s’empirer davantage dans le futur, à mesure que les impacts des changements climatiques s’amplifient et la population continue d’augmenter”.
Le réchauffement du climat à l’origine
Tout porte à croire donc que le Maroc est en proie à une tendance accélérée de tarissement de ses ressources hydriques, une situation aggravée par la succession des épisodes de sécheresse qui deviennent de plus en plus fréquents et intenses.
Selon le climatologue Mohammed Saïd Karrouk, on s’est réveillé en 2022 pour découvrir que des barrages se sont vidés, sauf qu’un barrage ne se vide pas du jour au lendemain. “La sécheresse a commencé bien avant, soit en 2018 et nous avons continué à utiliser l’eau comme si de rien n’était et que le manque de précipitations ne nous concernait pas”, clame-t-il dans un entretien à BAB.
“Nous avons vécu la sécheresse des années 80. Puis il y avait une rupture de cette sécheresse à partir de 2006 et les précipitations étaient de retour. A partir de 2018, c’est une nouvelle phase de sécheresse qui arrive. A cela s’ajoute le réchauffement du climat qui perturbe davantage le cycle des pluies”, explique ce professeur de climatologie à l’Université Hassan II, Casablanca.
D’ailleurs, le premier volet du rapport du GIEC paru en 2021 montre que la fréquence et l’intensité des sécheresses ont sensiblement augmenté en Méditerranée depuis 1950. Le Maroc ne fait pas exception à ce constat. La Direction générale de la Météorologie a observé une tendance à la baisse du cumul pluviométrique de la saison pluvieuse avoisinant les -9% lors des dernières décennies par rapport à la période de référence 1961-1990.
Cette diminution des apports en eau, Mohamed Bazza, hydrologue et consultant auprès de plusieurs organisations internationales, l’explique par deux facteurs: les changements climatiques (réduction de 31% entre 1980-2018 comparée à 1945-1980) et l’accroissement de la population (plus de 37 millions en 2021 contre 20 millions en 1980).
Pour sa part, le ministre de l’Equipement et de l’Eau, Nizar Baraka, qui s’exprimait récemment à Dakar à l’occasion du Forum mondial de l’Eau, fait, lui aussi, état d’une augmentation de la température sur l’ensemble du territoire national, d’environ un degré Celsius, ajoutant que les experts du climat prévoient une hausse d’entre 1 et 1,4 degrés Celsius en hiver et de 2 degrés Celsius en été, et une diminution des précipitations entre 10 et 20% à l’horizon 2050.
La surexploitation pointée du doigt
Sous les effets conjugués du réchauffement du climat et de l’accroissement démographique, les usagers se rabattent donc sur les ressources en eau souterraines, mais les réserves de plusieurs nappes sont déjà épuisées ou presque en raison de leur surexploitation pendant plusieurs années. “Les réserves de ces nappes s’étaient constituées pendant des dizaines, voire des centaines, d’années. Elles ne peuvent désormais plus être reconstituées même en année de forte pluviosité, et donc leur épuisement est irréversible”, estiment Bazza et Lamrani, qui pointent “des politiques inappropriées” et “la mauvaise gestion des ressources en eau appliquée durant les dernières décennies”.
En effet, c’est aussi durant la période 2010-2020 que le Plan Maroc Vert et le Programme d’Extension de l’Irrigation étaient mis en œuvre, avec notamment des subventions qui finançaient jusqu’à 100% des investissements pour le creusage de puits et l’équipement de terres nouvellement mises sous irrigation à partir des eaux souterraines, constatent les deux experts.
“C’est cette dernière qui était une erreur à mon avis. Une triple erreur en fait”, tranche Mohamed Bazza dans une interview accordée à BAB.
“Accroître la superficie irriguée au moment où une part importante de la superficie déjà équipée pour l’irrigation ne reçoit qu’une fraction de sa dotation d’eau, voire même rien du tout ; augmenter la pression sur les eaux souterraines qui sont déjà surexploitées; et subventionner 80 à 100% du coût des investissements avec des fonds destinés à promouvoir l’économie de l’eau, alors qu’en réalité ils en augmentent la consommation”, poursuit notre interlocuteur.
Cette extension était accompagnée de la promotion de cultures à haute valeur ajoutée souvent gourmandes en eau, destinées à l’exportation, ajoute-il, notant que “le résultat était une agriculture irriguée, à deux vitesses, non soutenable en raison de la pénurie d’eau qu’elle a elle-même contribué à exacerber”.
“Il y a eu une augmentation des exportations de fruits et légumes certes mais aussi beaucoup de surproduction”, ajoute-t-il, faisant état d’excès de productions ayant consommé de grandes quantités d’eau qui finissent “jetées au bétail ou abandonnées dans les souks”.
Cette surexploitation semble refléter des problèmes d’allocation entre le secteur de l’eau potable et les autres secteurs, notamment ceux de l’agriculture et de l’environnement.
“Le partage des responsabilités entre le secteur de l’eau et celui de l’agriculture n’est pas bien clair, la réglementation n’est pas appliquée, les dotations d’eau ne sont pas respectées et il n’y a pas moyen de les contrôler, l’accès à l’eau est libre (pas de tarification), le nombre exact de puits et les volumes pompés ne sont pas connus, etc.”, estime M. Bazza.
Ainsi, en dépit de la planification de l’eau qui se fait sur différentes échéances temporelles et à différentes échelles spatiales, les coupures d’eau au secteur agricole se font sans préavis et souvent en pleine saison agricole, induisant des pertes aux agriculteurs et à l’économie nationale, estime le Groupe Eau des Lauréats de l’IAV Hassan II, dans un Diagnostic de la gouvernance de l’eau au Maroc.
De même, l’absence de règles claires sur l’allocation, notamment en période de pénurie d’eau, et la priorité absolue à l’eau potable sans limites et sans compensation amènent les responsables à privilégier l’eau gratuite des barrages à d’autres alternatives qui nécessitent des efforts et des investissements, ajoute la même source.
Les documents de planification de l’eau sont sensés assurer la répartition des ressources en eau d’une manière concertée, selon la Loi sur l’eau, mais les organes d’orientation, de concertation, de coordination et d’arbitrage prévus par la Loi à cet effet, notamment le Conseil Supérieur de l’Eau et du Climat (CSEC) et le Comité permanent chargé du suivi de la mise en œuvre de ses recommandations ainsi que la Commission Interministérielle de l’Eau (CIE), “ne sont pas efficaces”, conclut le document.
La gouvernance en question
La Cour des Comptes abonde dans le même sens, en faisant état d’une série d’insuffisances ayant trait à “la mobilisation, la valorisation et la préservation des ressources en eau, ainsi qu’à la planification, l’organisation et le financement du secteur de l’eau”.
Au sujet de la mobilisation et de la valorisation des ressources en eau, la Cour évoque “un déséquilibre structurel interbassins au niveau des apports hydriques annuels, avec de grandes disparités temporelles et spatiales”. En conséquence, ajoute le rapport, certains bassins sont excédentaires et les eaux stockées dans les barrages sont parfois déversées en mer faute d’exploitation, alors que d’autres peinent à disposer des ressources hydriques pour assurer l’alimentation en eau d’irrigation voire même en eau potable.
A ce titre, la Cour des Comptes a recommandé de réaliser les projets matures de connexions interbassins. La Cour souligne, par ailleurs, la gravité du problème de l’envasement des barrages, un phénomène qui réduit leur capacité globale de stockage de 75 millions de m3 par an. A lui seul, ce problème représente un coût total entre 13,5 et 45 millions de dirhams, soit une moyenne de 29,3 millions de dirhams, selon un rapport de la Banque mondiale publié en 2017.
Les interventions dans le cadre du Plan National d’Aménagement des Bassins Versants ont permis certes des acquis importants, relève le rapport, soulignant que les réalisations restent en deçà des objectifs fixés puisque seulement 50% de la superficie programmée a pu être traitée sur la période prévue (1996–2016). Ainsi, la Cour a recommandé de développer la gestion écosystémique pour mieux protéger les barrages contre l’envasement.
La Cour des Comptes attire l’importance sur un autre problème et non pas des moindres, celui du coût de la dégradation des ressources en eau, estimé à 1,26% du PIB, dont 18,5% sont liés à la pollution industrielle de l’eau. Selon la même source, le volume de cette pollution s’élève à 51 millions de mètres cubes par an en provenance des déchets des usines de fabrication et à 685.000 mètres cubes des rejets des unités de transformation des huiles, à plus de 9 millions de mètres cubes de déchets d’abattoirs et à environ 2 millions de mètres cubes de déchets des tanneries et industrie du cuivre.
Quant aux eaux usées domestiques, une augmentation significative de leur volume a été enregistrée au cours des dernières décennies, passant de 48 millions de mètres cubes en 1960 à 674 millions de mètres cubes en 2020 (devant atteindre 1,2 milliard mètres cubes d’ici 2050), relève la Cour, notant que 40% de ces eaux usées sont rejetées dans le domaine naturel sans traitement.
Maîtriser la demande plutôt qu’augmenter l’offre
La mobilisation et le stockage de l’eau dans de grands barrages a constitué l’épine dorsale de la politique nationale de l’eau au Maroc depuis les années 1960 jusqu’à nos jours. “Cette politique dite de mobilisation de l’offre, dont le succès pendant un demi-siècle environ est indéniable, tend vers ses limites et devient de plus en plus inefficace”, estime le Groupe Eau des Lauréats de l’IAV Hassan II. Hormis la zone nord du pays, les autres bassins hydrauliques sont déficitaires et hydrologiquement clos et leurs barrages ne se remplissent que rarement, voire jamais, estime la même source, notant que “construire des barrages additionnels dans ces bassins n’aura aucun effet significatif sur l’augmentation effective des réserves d’eau”.
“Il est donc temps que l’augmentation du nombre de barrages ne soit plus le principal appui de la politique de l’eau du pays”, relèvent les experts de ce groupe, évoquant “une politique d’augmentation de l’offre d’eau qui a atteint ses limites et ne peut plus répondre à une demande non maîtrisée”.
Le stress hydrique est donc une réalité au Maroc. Cette vulnérabilité est d’autant plus importante que la sécurité alimentaire du pays dépend de l’agriculture, elle-même fortement liée à la pluviométrie et à la disponibilité des ressources hydriques. Il est temps d’agir sur la demande, de préserver et valoriser l’offre existante, et d’en rechercher dans des sources non conventionnelles (dessalement de l’eau de mer, réutilisation des eaux usées, etc). Il en va de notre survie et de celle des générations futures !