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Sanae El Aji El Hanafi: ‘‘Les débats en cours, même crispés, sont positifs’’

Mohamed Aswab
Sanae El Aji El Hanafi, sociologue et écrivaine ©MAP
Sanae El Aji El Hanafi, sociologue et écrivaine ©MAP
Dans cet entretien accordé à BAB, Sanae El Aji El Hanafi, sociologue, écrivaine et journaliste, affirme que les femmes marocaines ont acquis des droits, certes, mais beaucoup parmi elles souffrent encore d’inégalités diverses.

BAB: Commençons par une question simple mais qui résume toute la complexité de la question : comment va la femme marocaine? 

Sanae El Aji El Hanafi: “La femme marocaine” n’existe pas. Il y a des femmes marocaines. A partir du moment où nous analysons leurs situations en prenant en compte cette diversité, la réponse est tout aussi “multiple”. Les femmes marocaines ont acquis des droits, certes, mais beaucoup parmi elles souffrent encore d’inégalités diverses. Regardons les chiffres récents du HCP : Les ¾ des Marocains inactifs sont des femmes. En même temps, dans beaucoup de filières universitaires, la féminisation dépasse les 50% depuis 2015 (notamment en médecine, en pharmacie, en médecine dentaire, etc). Donc, la marche est en cours, mais avec beaucoup de retard tout de même. Ceci impacte la vie des femmes au quotidien, mais certainement aussi l’évolution du pays. 

Un journaliste, en l’occurrence moi, un homme, a encore, en 2023, le réflexe de faire intervenir une femme, vous, pour parler des droits des femmes. C’est la faute de qui, si faute il y a ? 

Des stéréotypes de genre qui nous orientent, de manière quasi inconsciente, vers une “cérémonisation” du 8 mars, avec les mêmes rituels chaque année. 

Les questions d’égalité et des droits des femmes concernent les hommes et les femmes, pas seulement les femmes. Aussi, les femmes devraient être interviewées durant toute l’année, sur différentes questions, pas seulement le 8 mars, le 10 octobre et sur les dossiers liés à la condition féminine exclusivement. 

“Je ne suis pas pour une priorisation des droits”, affirme notre interlocutrice ©MAP
“Je ne suis pas pour une priorisation des droits”, affirme notre interlocutrice ©MAP

A l’occasion de la journée internationale des droits des femmes, le débat autour du Code de la famille, de la nécessité de le reformer, refait surface, deux décennies après l’adoption de ce texte. Est-ce, selon vous, le sujet pertinent qui doit être au-devant de la scène à l’occasion du 8 mars, comme si tous les défis majeurs liés à la condition féminine au Maroc se rapportaient à la “Moudawana”? 

Une bonne partie des défis se rapportent effectivement à la Moudawana. Beaucoup d’articles dans l’actuel Moudawana nécessitent une refonte profonde pour consacrer l’égalité dans les droits et les obligations. Après, vous avez raison, en dehors de la Moudawana, les chantiers sont énormes : alphabétisation, insertion économique des femmes, espace public, etc. De manière générale, je ne suis pas pour une priorisation des droits. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent, face à chaque débat/combat: “Commençons par ceci pour arriver à cela”. Ou encore : “Ceci est plus prioritaire”. Les droits ne doivent pas être classés de manière verticale (ce combat est plus important que l’autre) mais plutôt de manière horizontale. Et nous devons combattre sur tous les plans en même temps, chacun selon ses compétences et ses centres d’intérêts. 

Malgré les avancées en matière de droits des femmes, les inégalités de genre persistent dans de nombreux domaines. Comment peut-on faire évoluer les mentalités et les comportements pour favoriser une plus grande égalité entre les sexes ?

Si quelqu’un avait la réponse exacte, on aurait réglé le problème depuis longtemps. Faire évoluer les mentalités est un travail de longue haleine et il nécessite du temps, de la pédagogie et de la patience. Toutefois, il est certain que l’éducation et les médias peuvent être de grands leviers pour accélérer la marche.

Je pense que les débats en cours dans la société, même crispés, sont positifs. Car au final, ils traduisent le changement en cours. Si les choses stagnaient, on aurait tous été d’accord. Si nous débattons, même violemment parfois, c’est que la société est en mouvement. Y compris sur les questions d’égalité et de droits des femmes. 

“Nous devons combattre sur tous les plans en même temps” ©MAP
“Nous devons combattre sur tous les plans en même temps” ©MAP

Il y a une dizaine d’années, vous avez écrit dans “Lettres à un jeune marocain”: “Ne perd pas ton temps à courir derrière ce mirage qu’est l’égalité hommes-femmes. Ne cherche pas à être l’égale de l’homme mais à être toi-même. Ne revendique pas tes droits en tant que femme, mais vis-les directement”. Trouvez-vous que les femmes marocaines vivent cette liberté au quotidien ou sont-elles bloquées dans un labyrinthe interminable à courir derrière ce mirage depuis tant d’années? 

Si je devais ré-écrire ce texte, je l’écrirai différemment aujourd’hui. On ne peut pas dire que les femmes vivent la liberté au quotidien, ni l’égalité. L’espace public n’est pas égalitaire pour les hommes et les femmes. Les lois non plus. Les codes, les normes, les représentations, etc. C’est donc une lutte au quotidien. Et elle est parfois épuisante. 

Mais, on doit aussi reconnaître que des marges de libertés sont de plus en plus grignotées. Elles sont parfois toutes petites, mais j’ai la conviction que les changements profonds commencent par ces petits pas qu’on fait progressivement. 

Les médias ont un rôle important à jouer dans la promotion de l’égalité des sexes et de la liberté d’expression. Quels sont les changements les plus importants que les médias marocains peuvent apporter pour favoriser l’égalité des sexes ?

Je commencerai par le fait de bannir les stéréotypes dans le traitement médiatique, de travailler sur le langage utilisé qui, parfois, consacrent les inégalités de genre. De veiller à travailler sur les questions d’égalité et des droits des femmes toute l’année, et pas seulement en mars. Il faut aussi voir plus de femmes sur des sujets jugés techniques et donc masculins : Faire intervenir les femmes expertes (qui existent, mais qui sont insuffisamment sollicitées) sur les questions de climat, de fiscalité, de technologie, etc. Ceci permet une meilleure visibilisation des femmes et contribue à changer les mentalités et les stéréotypes de genre.

Ne pensez-vous pas que certains slogans et principes progressistes et féministes appelant à l’épanouissement et la libération de la femme ont dévié de leur objectif initial pour exploiter davantage la femme, la chosifiant notamment?

Peut-être. Personnellement, je n’en vois aucun. Le féministe, au final, c‘est quoi ? C’est militer pour que les femmes et les hommes aient tous les mêmes droits et obligations. Pas besoin de chosifier les unes ou les autres pour cela. Égalité dans les droits et dans les obligations.

“Il faut aussi voir plus de femmes dans les médias sur des sujets jugés techniques et donc masculins”, préconise Sanae El Aji El Hanafi ©MAP
“Il faut aussi voir plus de femmes dans les médias sur des sujets jugés techniques et donc masculins”, préconise Sanae El Aji El Hanafi ©MAP

Le Maroc compte aujourd’hui 19 femmes ambassadeurs sur presque 100 chefs de mission à l’étranger. En plus, le nombre de femmes occupant des postes clés dans les missions diplomatiques et consulaires est passé de 13% en 2017 à 21% l’année dernière. Qu’est ce que vous inspirent ces chiffres?

C’est certainement une belle évolution et on devrait en être fière. Et je serai personnellement encore plus fière quand on arrivera à une représentation qui équivaut à 50% de femmes. Ce serait formidable.