
En octobre dernier, Wafa Sahil a publié un guide de la finance personnelle pour la femme marocaine. Baptisé “Flyssati”, le livre est né du constat que de nombreuses femmes n’ont jamais acquis les bonnes bases de la finance personnelle. “La situation exceptionnelle du confinement a marqué un déclic dans ma vie financière. La crainte liée à la santé et celle afférant aux finances ont ressurgi”, a-t-elle confié à l’occasion de la présentation du livre.
Sur la même lignée, Abderrazak El Hiri, enseignant-chercheur à la FSJES Fès, précise que le passage au rouge plusieurs jours avant la fin du mois, dit “syndrome du 20 du mois”, est devenu une grande préoccupation des ménages, particulièrement suite aux répercussions négatives de la crise sanitaire sur la stabilité des emplois et sur le niveau des revenus, mais également suite à la hausse des prix d’un ensemble non négligeable de biens et services.
En effet, cette situation financière, qui touche plusieurs catégories, est souvent paralysante, le dilemme étant de pouvoir gérer son budget en se conformant à un ordre de priorités sans dépassement ni privation.
La surconsommation, source de malaise ?
S’empresser de tester le nouveau restaurant de la ville, vouloir s’offrir la paire de chaussures ultra tendance ou faire des pieds et des mains pour s’acheter le dernier smartphone mis sur le marché… Si dépenser sans compter est bien courant, ce comportement s’explique par le fait que beaucoup de nos achats répondent à des pulsions provoquées non par le besoin mais par la détresse émotionnelle ou l’envie.
A ce sujet, le sociologue français Gilles Lipovetsky, cité par la “Revue Projet”, explique qu’à l’âge de l’hyperconsommation, ce ne sont plus simplement les familles qui s’équipent en biens de consommation, mais les individus: chacun a sa télévision, son ordinateur, son smartphone, sa voiture... Et avec le pluriéquipement des ménages, les pratiques de consommation se désynchronisent et se personnalisent.
Et d’ajouter: “les pratiques individualisées sont de plus en plus de l’ordre de l’intime, de l’expérience personnelle, émotionnelle, centrées sur la quête des jouissances et des plaisirs personnels”.
De son côté, M. El Hiri explique que les ménages sont appelés à réaliser un équilibre entre, d’un côté, la consommation actuelle et, de l’autre, leur capacité de financement basée sur les revenus futurs. “La tendance à faire des dépenses de consommation sans commune mesure avec le niveau du revenu et la capacité future de remboursement est de nature à déboucher sur une gestion du budget marquée par l’imprudence”, affirme-t-il à BAB.
Ainsi, les salariés se retrouvent au rouge au bout des vingt premiers jours en raison de la multiplicité des besoins à satisfaire et des dépenses y afférentes. “Cette situation procède de la combinaison de plusieurs facteurs dont en particulier l’incapacité des revenus à couvrir les différentes dépenses liées à l’alimentation, au remboursement des crédits, au logement et aux services de transport, de communication et d’éducation”, indique M. El Hiri.
En plus des besoins essentiels à satisfaire, le “syndrome du 20 du mois” est également lié à d’autres facteurs.
D’une part, M. El Hiri indique que ce syndrome est lié au pouvoir d’achat et donc au niveau d’inflation ainsi qu’à la multitude des dépenses associées aux loisirs et voyages.
D’autre part, Lucia Romo, professeur en psychologie clinique, précise qu’à travers un certain type d’achats, la personne privilégie le bien-être immédiat pour se valoriser.
“La personne atteinte du trouble de l’achat compulsif effectue ces achats sous le coup d’une émotion négative (colère, culpabilité, stress…)”, souligne-t-elle.
Par conséquent, ce comportement risque d’accentuer le “syndrome du 20 mois”, de mettre l’individu en difficulté financière et d’engendrer des conflits avec son entourage.
L’endettement: la bête noire
Pour M. El Hiri, il existe un lien étroit entre le recours à l’endettement et le “syndrome du 20 du mois”. “En raison de l’incapacité des revenus à couvrir les multiples dépenses de consommation, le recours aux crédits auprès des institutions financières (crédits à l’habitat et crédits à la consommation) a pour corollaire l’augmentation du niveau d’endettement”, précise-t-il.
Mais si ce recours permet de résorber les problèmes de financement, il se solde par l’ajout d’une nouvelle rubrique de dépenses à savoir le remboursement des prêts contractés.
Selon le rapport sur la stabilité financière établi par Bank Al-Maghrib en collaboration avec l’Autorité de contrôle des assurances et de la prévoyance sociale et l’Autorité marocaine des marchés de capitaux concernant l’exercice 2020, l’encours global de l’endettement des ménages s’élève à 369 milliards de dirhams en 2020, soit 34% du PIB et la dette moyenne par ménage est d’environ 43.640 dirhams.
Le même rapport souligne que le niveau d’endettement moyen des particuliers est de 31,4%. Ce taux varie en fonction des bénéficiaires des crédits. Ainsi, le taux d’endettement des fonctionnaires reste le plus élevé (34,3%) suivi de celui des salariés (29,5%) et des professions libérales et retraités (28%).
En plus, près de 90% des ménages bénéficiaires de crédit ont une charge de dette comprise entre 41% et 70% et sont susceptible d’affronter le “syndrome du 20 du mois” puisque le reliquat du revenu doit couvrir les autres catégories de dépenses, soit une part du revenu variant de 30% à 49%.
En conséquence, “la non maîtrise des dépenses de consommation et donc l’incapacité à les couvrir tout au long du mois par le revenu perçu peut avoir des répercussions sur la stabilité sociale”, ajoute M. El Hiri.
“Mes achats irréfléchis font que je me retrouve à découvert au milieu du mois. Je me tourne très souvent vers des crédits de consommation ou vers des amis à qui j’emprunte de l’argent pour arrondir mes fins de mois”, confie Rachid à BAB. En qualifiant la situation d’angoissante, ce quadragénaire, fonctionnaire d’une administration publique, se dit être un “panier percé” et avoue vivre dans un état constant de stress et de culpabilité considérant le lourd fardeau de responsabilité qu’il doit supporter afin de subvenir aux besoins de sa famille.
Prises au piège entre “on ne vit qu’une fois” et la dette qui s’accumule, les personnes qui affrontent le “syndrome du 20 du mois” subissent les conséquences, parfois dramatiques, de leur mauvaise gestion. Sentiment d’échec, dépression ou encore divorce, la spirale de la gestion peut, en l’absence d’un contrôle régulier de la vie financière, très vite tirer vers le bas.
Les commandements du parfait économe
Logement, factures, repas et loisirs… Face à la hausse des coûts, le budget va très souvent mal, mais comment dépenser sans que votre salaire n’en fasse les frais ?
De l’avis de M. El Hiri, il est primordial de faire les dépenses de consommation et donc l’utilisation du revenu disponible dans une logique de rationalité.
“Les dépenses de consommation doivent être opérées en se conformant à un ordre de priorité et d’urgence et à la capacité actuelle et future de financement. Ces dépenses de consommation basées sur le revenu disponible actuel ne doivent en aucun cas compromettre le niveau de consommation futur et le bien-être de l’individu”, explique M. El Hiri.
Une des voies à explorer est la règle des 50/30/20. “Le salarié consacre 50% du revenu pour les dépenses relatives aux besoins fixes (dépenses alimentaires, transports, enseignement, communication, logement, etc.), 20% à l’épargne dans une triple logique de transaction, de précaution et d’investissement et 30% pour les dépenses non indispensables à la survie mais qui améliorent le bien-être”, explique M. El Hiri.
Pour cet économiste, il est impératif d’adapter le train de vie au niveau du revenu tout en prenant les dispositions nécessaires pour constituer une épargne même d’un faible montant.
Par ailleurs, il existe des applications mobiles qui peuvent être utilisées pour une meilleure gestion des finances personnelles.
Pour M. El Hiri, ces outils présentent plusieurs avantages, notamment un tableau de bord global de l’utilisation du budget, des avertissements en cas de dépassements et des données en temps réel sur l’épargne réalisée, à même d’aider les ménages à avoir une vision sur le revenu et sur les dépenses afin d’atteindre les objectifs tracés, surtout en matière de constitution d’une épargne.
Toutefois, si les meilleures astuces s’avèrent souvent les plus simples, leur utilisation n’est pas garante d’une prospérité financière: c’est surtout un changement d’habitudes qui permettra de réduire considérablement les dépenses.
“Ces méthodes ne peuvent être une solution au 'syndrome du 20 du mois 'qu’à travers l’adoption par les ménages d’un comportement de consommation marqué par le réalisme, la rationalité et une vision pragmatique de l’avenir”, conclut M. El Hiri.