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USA: une épidémie de démissions !

Farouq El Alami
Les employés américains cherchent des postes mieux rémunérés ©MAP/EPA
Les employés américains cherchent des postes mieux rémunérés ©MAP/EPA

Longtemps considérés comme des “workaholic”, les Américains quittent désormais leurs boulots en masse: rien que dans le seul mois de septembre, 4,4 millions d’Américains ont déposé leur démission, un phénomène étonnant que les économistes ont adroitement appelé la “Grande démission” (The Great Resignation).

Vu de loin, ce véritable exode des travailleurs américains laisse perplexe lorsqu’on sait que plus de 10 millions d’emplois restent à pourvoir dans le pays, selon les statistiques du département du Travail, soit 5 millions de plus qu’avant la pandémie. 

La pandémie est passée par là !

Mais c’est la pandémie, justement, qui a semblé rebattre les cartes. Comme l’explique le journaliste de The Atlantic, Derek Thompson, “avant la pandémie, le bureau était pour beaucoup la dernière communauté physique restante, en particulier lorsque la fréquentation des églises et l’adhésion aux associations diminuent. Mais aujourd’hui, même nos relations au bureau sont dispersées. La Grande Démission s’accélère, et elle crée un moment centrifuge dans l’histoire économique américaine”

Alors que le marché du travail semblait faire du surplace au printemps dernier, certains ont pointé du doigt les aides au chômage et les chèques distribués pour aider les ménages américains à surmonter la pandémie. Les conservateurs avaient ainsi martelé qu’il fallait mettre fin à l’assistance chômage pour pousser les Américains à chercher un emploi. Cet argument n’a pas fait long feu. Alors que les aides à l’emploi ont expiré début septembre, les démissions, quant à elles, n’ont cessé d’augmenter. 

Obligés de se confiner chez eux et, pour les plus chanceux, de travailler à distance, les Américains ont semblé prendre conscience de leurs priorités. Selon un sondage de la Réserve fédérale de New York, près de la moitié des Américains veulent désormais prendre leur retraite avant 62 ans, un chiffre qui n’a jamais été aussi élevé. 

Une renégociation salariale collective

D’après le professeur d’économie à l’Université du Massachusetts Amherst, Arindrajit Dube, “les travailleurs à bas salaire ont toujours sous-estimé la gravité de leur emploi”. En ce sens, la pandémie a donné aux travailleurs qui touchent moins de 60.000 dollars par an le petit coup de pouce qui leur fallait pour chercher des emplois mieux rémunérés, créant un effet domino. 

“Un élément qui peut inciter certains travailleurs à démissionner et à chercher un meilleur emploi peut inciter leurs collègues à faire de même”, a expliqué M. Dube sur Twitter. 

Même son de cloche chez Danny Nelms, président du Work Institute, une société de conseil, qui a déclaré au Wall Street Journal que “cette pandémie dure depuis si longtemps qu’elle affecte les gens mentalement, physiquement”.

“Toutes ces choses continuent de pousser les gens à réfléchir à leur vie, leur carrière et leur emploi. Ajoutez à cela plus de 10 millions d’offres d’emplois, et si je veux aller faire quelque chose de différent, ce n’est pas terriblement difficile à faire”, a-t-il relevé. 

Cette situation a poussé les plus grands employeurs américains, comme Walmart, Target et Amazon, à octroyer des avantages inédits à leurs salariés dans l’espoir de les garder. Meilleurs salaires, assurance maladie, garde d’enfants, travail hybride…, tous les moyens sont bons pour empêcher les travailleurs de regarder ailleurs. 

“C’est comme si le pays entier était dans une sorte de renégociation syndicale”, a indiqué au Washington Post, Betsey Stevenson, une économiste de l’Université du Michigan qui a été conseillère du président Barack Obama. “Je ne sais pas qui va gagner dans cette négociation en cours, mais pour l’instant, il semble que les travailleurs aient le dessus.”

L’onde de choc atteint Wall Street et la Big Tech

Mais les bas salaires ne sont pas les seuls concernés. Les géants de la Tech et les grandes banques font les mains et les pieds pour préserver leurs talents.

Citigroup, où Jane Fraser est devenue PDG en mars dernier avec pour mission de sortir cette banque emblématique de Wall Street de ses déboires récents, est peut-être l’un des exemples les plus éloquents de cette transformation de la culture du travail aux Etats-Unis. 

Dans un milieu connu pour son traitement impitoyable des cadres, Mme Fraser a, dès son arrivée à la tête de la banque, envoyé un mémo aux 210.000 salariés mondiaux de la société pour leur promettre de meilleures conditions de travail. 

“L’incapacité à distinguer maison et travail et le rythme de travail acharné pendant la pandémie ont fait des ravages sur notre bien-être”, a-t-elle avoué. “Ce n’est tout simplement pas viable”.

Mme Fraser a ainsi mis en place des “vendredis sans Zoom” et a exhorté le personnel à éviter de programmer les appels en dehors des heures de travail traditionnelles. Prenez vos vacances, a-t-elle plaidé auprès des salariés. Mais ce n’est pas tout. La PDG a annoncé que lorsque Citi retournera au travail au bureau, la plupart des rôles seront désignés comme “hybrides” - avec trois jours au bureau et jusqu’à deux à la maison. Autant dire que c’est du jamais vu à Wall Street. 

De l’aveu même de Mme Fraser, ces changements ne sont pas des concessions découlant d’un élan d’empathie, mais répondent à un calcul stratégique. En se présentant comme “une banque avec une âme”, comme l’appelle Mme Fraser, Citi aurait un avantage pour attirer et retenir les talents qui, autrement, pourraient fuir Wall Street vers les pâturages plus décontractés de la Silicon Valley. 

En un mot, dans la plus pure tradition capitaliste américaine, il faut mâter la concurrence.